L’émergence d’un pouvoir central dans le contexte de sortie de crise

Comment structurer la diversité des pouvoirs issus d’un conflit pour organiser l’Etat ?

Claske Dijkema, Septembre 2005

Mots-clés

  • Pouvoir central
  • fédéralisme
  • Etat
  • décentralisation
  • Afghanistan
  • Afrique du Sud

Comment transformer la diversité des pouvoirs locaux issus d’une période de crise en un pouvoir central unique ? Cette question est essentielle dans le cas d’une sortie de conflit armé tout autant que dans celui d’un effondrement d’un régime totalitaire. Une partie de la réponse se trouve sans doute dans les interdépendances qui existent entre les différentes forces politiques, dans la forme que prend l’Etat et dans ses moyens d’action.

L’existence d’une administration en état de fonctionnement relativement bon contribue à l’efficacité du processus de transition dans la mesure où il facilite la prise de décision. Un pouvoir fort fait cependant courir le risque de l’émergence d’un pouvoir autoritaire. Cette réorganisation du pouvoir doit résoudre les questions de partage du pouvoir et de la gestion de la multiculturalité.

La diversité des acteurs en présence et leur représentation dans le gouvernement

Une situation de conflit ouvert, comme d’oppression par un régime totalitaire, fragmente une société et fait ainsi apparaître une multitude d’acteurs opposés dans leurs positions. Les acteurs de ces conflits internes peuvent être aussi diversifiés que des élites locales, une aristocratie tribale, des chefs et dynasties traditionnelles, des diasporas, des chefs de guerres, des chefs religieux, des partis politiques, des syndicalistes, une nomenklatura, des factions armées des oligarques, des intellectuels, des organisations de citoyens etc. Pour pouvoir envisager une sortie de crise et une stabilisation durable, ces acteurs doivent négocier et s’entendre pour organiser le nouveau pouvoir. Il s’agit dès lors de trouver une nouvelle forme de représentation. Leur intégration à un espace politique doit être garantie par le pluralisme et un climat pacifié. L’Afghanistan et l’Afrique du Sud illustrent chacun à sa manière des formes de partage de pouvoir politique.

L’exemple afghan

En Afghanistan, le gouvernement a fait le choix de la négociation avec les chefs de guerre. Ce choix reste matière à débat dans la mesure où il ne reflète pas forcément les positions de l’opinion publique afghane. Sur ce point, deux analyses divergent. La première avance que les Afghans, après tant d’instabilité et de violences, se sont tournés vers les solidarités primordiales que sont les clans, les tribus et les ethnies1. Cette analyse est contrée par une autre, issue de l’expérience de terrain2, selon laquelle les Afghans ne font plus confiance à leurs anciens dirigeants – les chefs de guerre – et se tournent vers la représentation parlementaire. Ce revirement d’attitude s’expliquerait par la grande lassitude ressentie par les populations à l’égard du pouvoir autoritaire exercé par les chefs de guerre qui les prennent souvent en otage et s’enrichissent à leurs dépens.

Les acteurs sur la scène politique afghane

Au lendemain de l’offensive de la coalition, l’aristocratie tribale et les élites locales ont été les plus forts soutiens des Accords de Bonn3 pour la reconstruction et la démocratisation de l’Afghanistan. Malgré leur volonté de mettre en œuvre des modes de pouvoirs occidentaux, la vie politique afghane reste animée autour des structures sociales traditionnelles, héritières des relations de pouvoir préexistantes. Chaque région est dirigée par un gouverneur, qu’il soit ancien seigneur de guerre maintenu à son poste ou un nouveau gouverneur nommé par le gouvernement Karzaï. Au niveau régional, il est titulaire de l’autorité politique qu’il partage avec les mollahs. Ces derniers jouissent d’une réelle influence sur l’autorité publique en raison de leur forte légitimité populaire, mais ils ne s’y substituent pas. Ils règlent davantage les problèmes individuels voire privés, tandis que les gouverneurs s’occupent des questions qui concernent la collectivité par le biais d’audiences publiques. Enfin, les Shura sont des « assemblées de Sages » qui règlent des problèmes collectifs sociaux (répartitions des terres, distribution de l’eau, …). Elles sont constituées par l’élection d’anciens de grandes familles. Elles sont de tailles variables, selon les problèmes traités. Elles existent autant chez les Pachtouns, les Tadjiks, les Ouzbeks etc.

L’aristocratie et les élites locales n’ont pas pu occuper l’ensemble des postes du gouvernement transitoire en raison de leur légitimité limitée. Deux options étaient envisageables pour compléter le gouvernement : soit une intervention majeure des forces de la coalition qui a refusé d’accorder un tel soutien, soit une alliance politique avec les chefs de guerre et les chefs religieux. L’alliance politique incluant les chefs de guerre s’apparente aux alliances militaires initiées par la coalition pendant l’opération militaire contre les Talibans. Les chefs de guerre sont intégrés dans la structure étatique, occupant des fonctions diverses, du commandant militaire au ministre.

Néanmoins l’intention du gouvernement transitoire est de tenter d’affaiblir le pouvoir des chefs de guerre. Cet enjeu est au cœur du processus de construction nationale (« nation-building »). L’objectif est de désarmer les seigneurs de guerre et de les intégrer dans un espace politique qui garantisse le pluralisme dans un contexte pacifié.

Les outils à la disposition du gouvernement de Karzaï

Prendre de telles décisions comporte un certain risque et le succès de ces mesures dépend essentiellement des ressources que l’Etat aura à sa disposition. Dans certains cas, le gouvernement a osé imposer ses réformes : Karzaï a su se débarrasser de Ismaël Khan, seigneur de guerre tadjik, ex-gouverneur de Hérat, et le remplacer par un de ses hommes. Cette manœuvre a été possible parce que Ismaël Khan exerçait un pouvoir despotique, il manquait donc de légitimité populaire, et parce qu’il lui a semblé que le poste dans un ministère que lui proposait Karzaï était plus pérenne dans l’Afghanistan qui se ré-organisait. Une autre réalité tient au fait que Ismaël Khan déplaisait aux Américains pour ses liens avec l’Iran ; ils ont donc consacré les moyens nécessaires à lui faire quitter son poste.

Dans d’autres cas comme celui de Rachid Dostom, chef de guerre ouzbek du Nord du pays (Mazar-é Sharif), toute tentative par le pouvoir de Kaboul de le récupérer sera vouée à l’échec : Dostom est fort d’une légitimité ethnique (la région est peuplée de façon homogène d’Ouzbeks) et il ne peut être remplacé par un homme parachuté de Kaboul. Il est à la tête d’une région riche en hydrocarbures. Enfin, soutenu par l’Etat ouzbek voisin, allié de Washington depuis l’automne 2001, il est assuré de la protection des Américains. Du coup il a obtenu que ses milices soient intégrées à l’Armée afghane en formation.

La province de Khost présente un troisième cas de figure où le pouvoir central a échoué à remplacer le gouverneur et a dû négocier avec lui.

Bien que cette dynamique ait été amorcée, il faudra des années pour que le gouvernement national de Kaboul parvienne à mobiliser assez de ressources, de prestige international et de puissance militaire pour destituer des seigneurs de guerre de leur pouvoir5.

Compte-tenu des ressources très limitées de l’Etat afghan pour procéder à cette centralisation du pouvoir, il a fait le choix d’un « Etat féodal » en cooptant les chefs de guerre au sein des structures de l’Etat et de remplacer progressivement la relation patron / client en un rapport d’allégeance à l’Etat6. Ainsi en novembre 2002, l’administration Karzaï a évincé une partie de son personnel qui était subordonné à différents seigneurs de guerre pour porter atteinte aux habitudes clientélistes qui sont au cœur de l’exercice de leur pouvoir et saper la base de leur pouvoir. En décembre 2002, le gouvernement a interdit aux seigneurs de guerre de cumuler les fonctions de chef militaire et de chef politique, dans le but avoué de dépolitiser les forces armées.

La réalité des évolutions du régime Karzaï

La démocratie et le pluralisme ont dominé les débats lors de la conférence de paix de Bonn. La « gouvernance à base élargie » est un dosage subtil dans le choix des ministres et des cinq vice-présidents, désignés au sein d’ethnies différentes. Elle est censée garantir la quête démocratique par la défense de l’équilibre ethnique dans la gestion administrative, la constitution des assemblées, commissions et comités. L’attribution des postes est proportionnelle à l’importance des ethnies mais elle doit être relativisée selon l’importance politique des fonctions. Cet équilibre est une des conditionnalités de l’aide internationale. Elle n’est cependant pas exempte de conséquences négatives : l’extériorisation des appartenances rend les différences plus criantes ; le choix peut se faire au détriment des compétences. Le cabinet de transition avait vocation à être le lieu de regroupement des différentes factions politiques, sur la base de quotas d’attribution par ethnie.

Par ailleurs l’identité islamique de l’Etat a été fermement affirmée si bien que la constitution doit contenir les affirmations suivantes :

  • l’islam est la religion du pays ;

  • la charia est la source unique de la législation ;

  • le rite hanafite est le seul à être appliqué par les juges ;

  • seul un musulman de rite hanafite peut être chef d’Etat ; il est en de même pour les ministres ;

  • les institutions de l’Etat doivent être organisées en conformité avec la charia.

Kacem Fazelli3 fait un large exposé de la conception particulière que possède Hamid Karzaï de l’Etat afghan. Il compte restaurer la souveraineté nationale en instituant un gouvernement islamique dans lequel le saint Coran tiendrait lieu de loi. Dans cette projection vers l’avenir, ne figure ni la démocratie ni les droits de l’Homme. L’objectif d’assainissement de l’administration n’a que pour recette la référence constante aux recommandations de l’islam.

« L’approche de Hamid Karzaï, consistant à valoriser constamment les éléments religieux au détriment des institutions de l’Etat, ainsi que son désintérêt pour la démocratie instaurent une certaine distance par rapport aux accords de Bonn, qui eux étaient annonciateurs de changements »4.

Karzaï favorise l’émergence d’un nouveau fondamentalisme, incarné par le Conseil des Oulémas, dont la doctrine est proche des Talibans. Ce Conseil revendique un rôle politique ; il réclame un Etat islamique alors que la constitution n’est pas encore approuvée par la loya djirga. Le Conseil va au-delà des prescriptions religieuses, en revendiquant un rôle actif, en tant que corps autonome de l’Etat.

L’exemple sud-africain

L’Afrique du Sud présente une forme hybride d’Etat qui cherche à concilier les différentes conceptions du pouvoir et les revendications des différents groupes politiques. Les rédacteurs de la constitution de 1996 se sont en effet ingéniés à donner satisfaction aux revendications unitaristes de l’ANC, centralistes du Congrès Panafricain (PAC) tout en tenant compte des revendications fédéralistes du Parti National (NP) et du Parti Démocrate (DP), voire confédéralistes de l’Inkatha Freedom Party (IFP). Le fruit de ce compromis qui établit un système hybride consacre un accroissement de l’autonomie politique de la sphère provinciale et de la sphère locale, autonomie relativisée par un pouvoir central qui demeure fort. La forme de l’Etat central fait finalement l’objet d’un quasi consensus de la part des acteurs politiques7 au terme de longues négociations. Elle fait face à plusieurs défis, concernant le partage du pouvoir et l’intégration des leaders traditionnels.

Le partage du pouvoir et de la représentation dans le nouveau gouvernement restait conflictuel jusqu’aux élections en 1994. D’un côté, les extrémistes de droite refusaient d’être gouvernés par des Noirs. De l’autre côté, l’Inkatha Freedom Party (IFP), dirigé par Buthulezi, a peur de perdre son identité s’il devait intégrer l’ANC. Ce dernier étant le parti noir majoritaire, Buthulezi craignait que l’ANC puisse prendre les décisions unilatéralement dans le nouveau gouvernement. C’est pourquoi il a fait pression pour une fédération, « recette pour la Balkanisation de l’Afrique du Sud »8, tandis que l’ANC plaidait pour un Etat centralisé. Finalement, il a été décidé que les relations intergouvernementales seraient régies par le principe du « gouvernement coopératif » qui établit trois sphères de gouvernement non hiérarchisées – locale, provinciale et nationale. Le contrat politique est garanti par le droit de veto reconnu au Conseil National des Provinces (la 2e chambre du Parlement) sur toute proposition de révision du pacte fédéral. L’autonomie financière est cependant réduite. Ce système est bien hybride dans la mesure où, étant fortement décentralisé, il est fédéral, tout en réservant le dernier mot au pouvoir central.

Cette réforme de l’Etat doit en outre, tenir compte de la réintégration des bantoustans9 dans le territoire national et des townships dans les zones urbaines, réintégration qui pose le problème de la compatibilité des anciennes et des nouvelles autorités. Si des antagonismes persistent, notamment ceux opposant l’Afrique du Sud rurale et traditionnelle et l’Afrique du Sud urbaine et moderne, le gouvernement a su faire progresser la démocratie, en « dé-féodalisant » les zones rurales, tout en gardant des caractéristiques de la culture africaine noire. Les autorités traditionnelles étaient, avant 1994, légalement le premier niveau d’administration en zone rurale noire et constituaient souvent plus de 50% des parlements des bantoustans. Cette élite rurale administrait la population et était chargée du maintien de l’ordre public ainsi que de la prestation de services publics de base (santé, éducation, eau, électricité, transport, gestion foncière etc.). Si ces chefs étaient alors soumis au gouvernement blanc selon une forme du principe de l’indirect rule10 colonial, ils restaient la principale autorité dans les zones rurales. L’enjeu principal de l’antagonisme existant entre l’ANC et la chefferie traditionnelle est donc principalement le « contrôle de la ruralité africaine de l’Afrique du Sud »11, l’ANC voulant étendre la démocratie sur tout le territoire et les chefs tentant de maintenir leur pouvoir.

« La Constitution de 1996 [semble avoir] formellement rompu avec le centralisme qui caractérisait l’Etat sud-africain depuis sa création »12, et ce en renforçant les statuts et les compétences des sphères provinciales et locales, ce qui a obligé l’Etat à légiférer sur la question des autorités traditionnelles, habituées à gérer seules l’action au niveau local dans les anciennes zones noires. L’Etat central apparaît toutefois comme l’ultime maître du jeu dans une majorité de décisions. L’institutionnalisation des chefferies traditionnelles légitime ainsi leur participation au pouvoir – mais c’est en réalité une façon de les contrôler. En outre, leurs domaines de compétences ont été réduits : certains services publics liés au développement local leur échappent désormais, ainsi que la question foncière. Grâce à une politique du compromis, le partage du pouvoir est relativement réussi même si certaines questions restent encore ouvertes : notamment par manque de clarté, ce système instaure un mode diffus de domination du pouvoir central.

 

Une nouvelle conception du pouvoir doit s’imposer qui donne la priorité à la consolidation du soutien populaire en vue de changements durables. L’Afrique du Sud semble en prendre la voie alors que l’Afghanistan semble s’en éloigner.

Des acteurs aux personnalités très différentes ont joué un rôle important dans la résolution du conflit en Afrique du Sud. La coopération entre eux a facilité l’émergence d’un pouvoir articulant la participation des différents groupes. L’élection de F.W. De Klerk en 1988, homme pragmatique qui a été capable d’imaginer un avenir marqué par le partage du pouvoir avec les Noirs, a permis la libération de Nelson Mandela. Ce dernier est un homme charismatique qui, à son tour, est parvenu à convaincre la population noire d’arrêter la lutte armée et d’accepter l’interdépendance avec des Blancs, au niveau politique et social. Il a su imposer l’idée que le pardon est plus puissant que la revendication, en créant une Commission sur la vérité et la réconciliation. La dynamique positive entre De Klerk et Mandela a été indispensable pour convaincre la majorité des populations blanche et noire qu’un partage de pouvoir au niveau institutionnel était indispensable pour stabiliser le pays.

En Afghanistan, Kacem Fazelli porte un jugement très sévère sur les avancées de la démocratie. D’après cet auteur, le choix constitutionnel d’un pouvoir fort répond à des attentes précises :

  • un régime présidentiel à l’américaine, identifié à l’idéal de démocratie, aménagé pour la république islamique

  • l’ambition personnelle de Karzaï et ses visions autocratiques.

On peut dire aujourd’hui que tant que la sécurité n’est pas assurée dans le pays, la démocratie et les développements de l’Etat seront bloqués.