Les processus instituants à la base de la gouvernance

La nécessaire émergence d’une identité nationale

Claske DijkemaKarine Gatelier, Septembre 2005

Mots-clés

  • Reconstruction
  • identité nationale
  • collectivité
  • pluriculturalité
  • identités supranationales
  • Afghanistan
  • Afrique du Sud
  • ex-Yougoslavie
  • Slovaquie

Pour atteindre leur objectif d’améliorer la gouvernance, les transitions politiques doivent s’appuyer sur un certain nombre de processus instituants. Parmi ceux-ci l’émergence d’un sentiment collectif d’appartenance apparaît central pour construire un Etat qui s’adresse à l’ensemble de la population et auquel tous les citoyens peuvent s’identifier. Outre les fiches d’expérience sur les cas spécifiques de l’Afrique du sud et de l’Ouzbékistan, cette fiche étudie les processus de fragmentation des identités et examine les chances de reconstruire des identités collectives fondées sur divers principes de gouvernance, à travers les cas de l’Afghanistan, l’Afrique du Sud, l’ex-Yougoslavie et la Slovaquie.

Parmi les processus essentiels à la reconstruction d’un Etat en sortie de crise, figure en bonne place la question identitaire. Comment, en effet, envisager les conditions d’une paix sans un sentiment partagé d’appartenir à la même nation ? Or nous savons que les conflits divisent. Il s’agit de montrer les processus de fractionnement de l’identité au sein d’un Etat, des effets qu’ils causent ainsi que des principes sur lesquels doit reposer l’action gouvernementale pour que l’Etat s’adresse à l’ensemble de la population et que chaque individu s’y identifie.

Fragmentation des identités

Lorsque le déficit de sentiment national s’accompagne d’une grande diversité des identités, le risque est grand que les appartenances identitaires soient instrumentalisées pour dénoncer des dysfonctionnements politiques (ouverture de frontières et droit de vote aux étrangers), économiques (disparités de développement ou d’investissement économique) ou sociaux (multipartisme et liberté d’expression). La corruption et le clientélisme ruinent tout espoir qu’un sentiment collectif n’apparaisse dans la mesure où il rend impossible à l’ensemble des individus de se reconnaître dans l’Etat.

En Afghanistan, l’identité nationale est un concept moderne qui n’a pas eu le temps de s’enraciner avant le conflit. Il émerge de deux monarchies parlementaires (1923 et 1964) mais l’ingérence soviétique pour implanter un régime socialiste athée précipite cette construction naissante dans la radicalité du rejet d’un tel modèle et dans la violence. Le régime exogène a certes mobilisé une vaste majorité de la population dans la lutte mais cette dernière s’est organisée autour de factions constituées sur une base ethnique ou culturelle, soutenues par des puissances étrangères diverses. Le moment venu – à la chute du régime pro-soviétique – elles rivalisent pour le pouvoir et projette le pays dans une guerre civile de plusieurs années (1992-2001). Le sentiment collectif s’exprime essentiellement dans la fierté d’appartenir à un pays qui n’a jamais été colonisé et a résisté aux tentatives d’invasion de puissances mondiales telles que la Russie et la Grande Bretagne à l’époque du grand Jeu. Cependant, sans ennemi extérieur, les Afghans se définissent avant tout par leurs différences (religieuses, linguistiques, sociales, territoriales) et par le manque de confiance qu’ils font aux chefs des autres groupes pour leur confier le pouvoir. Traditionnellement l’ethnie la plus importante du Sud, les Pashtouns, incarnait le pouvoir monarchique. La guerre contre les Soviétiques a été l’occasion pour les minorités de redistribuer le pouvoir. Depuis, toutes les communautés sont dirigées par des chefs de guerre qui ont prouvé qu’ils ne savent que gouverner contre les autres communautés.

Reconstruire une collectivité nationale

Dans les pays d’Europe centrale et orientale (PECO), le rêve perdu – le communisme – a dû être remplacé par un autre – la nation. Cette dernière a servi de moyen de libération du système totalitaire. Ainsi, l’identité nationale, menacée par le communisme et l’internationalisme, est attachée à la résurrection de l’esprit national et de nombreux Etats issus de l’effondrement des régimes communistes se sont inspirés du modèle de l’Etat-nation. Le nationalisme apparaît dans ce contexte comme une idée libératrice .

« Les communistes se sont transformés en nationalistes afin de promouvoir une idée et en même temps un sentiment de liberté dans les masses. Ceci étant bien visible en Serbie, où les ex-communistes ont adopté les institutions religieuses et même les rites, ce qui avait été interdit autrefois par le parti communiste » .

Ainsi par exemple, la constitution de la Pologne suit l’exemple de la révolution française ; la nation est mentionnée dans le préambule. Elle est identifiée avec le corpus des citoyens. La République est le bien commun de tous les citoyens. La constitution de la République fédérale de Yougoslavie ne fait en revanche aucune allusion à la nation et s’inspire au contraire de l’héritage titiste et soviétique de la multiethnicité : la république est conçue comme un Etat fédéral souverain, fondé sur l’égalité des citoyens ainsi que sur l’égalité des républiques, Serbie et Monténégro. En devenant, le 4 février 2003, l’Union Serbie-Monténégro, la République fédérale de Yougoslavie témoigne de la difficulté des recompositions tant que les querelles ne sont pas évacuées : les deux identités restent distinctes et ne peuvent se fondre dans un projet commun. La Bosnie-Herzégovine, elle, est fondée sur un nationalisme encadré, innovation représentée par la notion de « peuple constitutif ». Le texte fondateur en reconnaît trois : les Bosniaques, les Serbes et les Croates « en les plaçant à côté des citoyens » . Le « peuple constitutif » équivaut à la nation.

Nous observons, plus généralement, au moment de la disparition du bloc soviétique, que les Etats qui devaient seulement manifester la fin de leur attachement au bloc soviétique se sont appuyés sur un nationalisme plus faible que ceux qui ont dû procéder à la sécession d’un Etat.

La gestion de la pluriculturalité

La plupart des Etats étudiés reposent sur une population multiethnique. Le sentiment national unitaire, dans ces conditions, est difficile à émerger.

En Afrique du Sud, la construction identitaire a fait appel à la métaphore de l’arc-en-ciel – the Rainbow Nation - pour fédérer tous les groupes autour du même projet social ; ce leitmotiv recherche l’homogénéité dans la diversité. La multiethnicité se doublant généralement de plurilinguisme, le sentiment national unitaire reste encore fragile.

En Afghanistan, le rééquilibrage ethnique a été le souci prioritaire des organisateurs de la conférence de Bonn (décembre 2001). Les Talibans étant pashtouns, un tel rééquilibrage s’imposait, cependant, le régime antérieur dirigé par les mudjahidins connaissait le même déséquilibre, au bénéfice des Tadjiks cette fois. A ce titre-là, l’ancien roi et Hamid Karzaï ont eu un rôle politique de première importance. La conférence de Bonn avait fait le choix, critiqué dans certains milieux, d’écarter à la fois les chefs djihadistes et les Talibans. Or Karzaï s’est d’abord rapproché des djihadistes, les a associés au processus et même intégrés à l’administration, avant de s’entourer de certaines tendances du mouvement des Talibans. Ainsi la dynamique djihadistes-talibans a ressurgi et les structures écartées par le processus de Bonn sont réapparues.

Néanmoins, l’administration afghane fonde son action sur un principe qui accorde une large place au partage du pouvoir, il s’agit de la « gouvernance à base élargie ». D’autre part, concernant la vie sociale, de nombreuses langues minoritaires ont été reconnues comme langues officielles dans leurs localités d’implantation. Le rite djaafarite (chiite) a été introduit pour la première fois dans l’histoire afghane comme source autonome de droit dans tout ce qui concerne le statut personnel des Chiites, comme source supplétive dans les autres cas. Plutôt qu’un renforcement de la cohésion sociale, ces étapes franchies doivent être vues comme un allègement des pressions ethniques. Le marchandage politique caractérise bien souvent ces initiatives ce qui comporte le risque d’entraîner un désordre administratif et une inconséquence juridique. Enfin, ces situations d’exception accentuent les différenciations internes déjà suffisamment nombreuses.

On peut regretter que l’accord de Dayton n’ait pas conservé les habitudes multiculturelles de la Bosnie-Herzégovine. Le cycle de rupture des empires multinationaux intervenu de 1850 à la première guerre mondiale a donné lieu au développement des Etats-nations modernes. Cette fragmentation des anciens empires a fait émerger des pièces nationales et consacré un système complexe d’identités nationales fondées sur la religion, la langue et l’affiliation ethnique. Chaque groupe développe ainsi son caractère national et la mémoire mythique du rôle passé et de l’extension territoriale, les tendances irrédentistes ouvrent la voie au conflit.

L’apparition d’identités supranationales

Des identités supranationales peuvent à la fois émerger de périodes de conflits et par effet de retour alimenter les identités nationales. En Afghanistan, la victoire des maquisards face à l’Armée rouge fait de ce pays le nouveau centre et le symbole de l’identité musulmane moderne. La résistance afghane et sa victoire spectaculaire – face à une des premières armées du monde et face à un empire – brise l’image d’humiliation constante des pays et des peuples musulmans par des puissances armées non-musulmanes, depuis la destruction de l’empire ottoman en 1917. Trois pays ont particulièrement incarné cette fierté retrouvée de l’islam en arrachant leur indépendance les armes à la main, à travers des sacrifices héroïques : « civilisation dont le sens très viril de l’honneur, fiché jusqu’au tréfonds de l’inconscient collectif populaire, demeure après tout fort guerrier» . Il s’agit de la Turquie (1923), de l’Algérie (1962) et de l’Afghanistan (1989). Pourtant le sens de ces guerres de décolonisation a été brouillé pour les musulmans du monde puisque les régimes turcs et algériens se sont affranchis des puissances européennes en se réclamant d’un patriotisme laïc (kémalisme et FLN). La composante strictement religieuse de l’identité étant reléguée à la sphère privée. L’Afghanistan avait fait de même en 1919 (reconnaissance de l’indépendance du royaume afghan par l’Empire britannique des Indes) en s’engageant sur le voie du constitutionnalisme et du nationalisme laïc ce qui a donné lieu à une décennie de démocratie parlementaire et de liberté de la presse avec la constitution de 1964, malgré les résistances rurales, tribales et religieuses qui avaient fait échouer la première constitution de 1923. L’Afghanistan a donc connu à cette période un Etat de droit moderne de type international. Face à cette mouvance, s’érigent la résistance et son identité islamique, voire fondamentaliste, pour qui la victoire et le rétablissement de la souveraineté nationale sont le triomphe de l’islam, synonyme de retour d’un Etat fondé sur la charia, triomphe de la foi militaire sur les mécréants.

Identités transfrontalières entre moteur de coopération régionale et force centrifuge

L’intégration régionale peut venir pondérer les velléités nationalistes des Etats. La Slovaquie, nouvellement indépendante, avait basculé dans un nationalisme virulent entre 1992-1998, lorsqu’elle était dirigée par Meciar, alors Premier ministre. Cette tendance a finalement été maîtrisée par la voie électorale, en 1998 puis en 2002. La minorité hongroise a été incluse dans un gouvernement de coalition modérée pro-européen ce qui a permis une détente avec la Hongrie. Cette amélioration est principalement due à la perspective de l’entrée dans l’Union européenne .

L’importance de développer une coopération est donc capitale dans ces régions fragiles qu’il est possible de transformer en réseaux de communication et d’échanges. Dans cette perspective, la présence des deux côtés de la frontière de minorités nationales partageant des liens socioculturels traditionnels se révèle être un moteur essentiel de la coopération transfrontalière.

L’existence de solidarités transfrontalières et d’identités transnationales, qu’elles soient ethniques ou sur la base des partis politiques, peut au contraire représenter une érosion du pouvoir central. C’est par exemple en Afghanistan le cas de pratiquement toutes les factions armées qui depuis la guerre contre l’URSS étaient soutenues par des entités au sein des Etats voisins. Ces factions reposent sur une identité ethnique, c’est le cas des Pashtuns, soutenus par les Pashtuns du Pakistan, des Tadjiks et des Ouzbeks, respectivement aidés par les Républiques nouvellement indépendantes du Tadjikistan et d’Ouzbékistan. D’autres entités religieuses étaient soutenus par l’Iran (les Chiites) et l’Arabie Saoudite. Cette logique s’étant renforcée au fil des années, elle prend la forme d’une externalisation du pouvoir – dans la mesure où les acteurs sont soutenus depuis l’extérieur – qui aujourd’hui, dans le contexte de la reconstruction de l’Etat afghan démontre ses effets néfastes. Dès lors, l’Afghanistan faible devient une proie facile pour ses voisins puissants. La concurrence entre les pouvoirs est alors féroce : d’une part, de nouveaux pouvoirs ont émergé avec la guerre ce qui a entraîné la capture de l’administration locale ; d’autre part, la tâche est compliquée pour l’Etat afghan émergeant, insuffisamment soutenue par les bailleurs internationaux, animés de politiques contradictoires face à des Etats puissants comme le Pakistan ou l’Arabie saoudite.

Cette concurrence des pouvoirs empêche l’Etat central de jouir de certains monopoles tels le monopole de la force et le monopole fiscal. Or sans monopole de l’usage de la force, il est impossible d’exercer le pouvoir politique ; sans monopole fiscal, le gouvernement central ne peut s’imposer comme un agent du développement national. Dans ces conditions, le soutien financier à l’Etat afghan doit viser à lui redonner ses prérogatives. D’autant plus que les Afghans expriment une demande sans cesse répétée pour un Etat fort capable de contre-balancer les ingérences étrangères et les abus des anciens chefs de guerre.