Empires, équilibres, mondialisation : la gestion de la puissance

Arnaud Blin, Octobre 2007

Mots-clés

  • mondialisation
  • guerre
  • géopolitique
  • paix
  • les États-Unis
  • Irak

Ce texte est écrit pour une conférence, introduction à la Géopolitique à l’Ecole de Commerce en 2007. Arnaud Blin parle aux étudiants du pouvoir et de puissance puisque la géopolitique, malgré sa complexité et la rapidité avec laquelle elle évolue, a toujours privilégié d’une manière ou d’une autre les rapports de force. Pour illustrer son propos, Il utilise le pays qui symbolise le mieux la puissance aujourd’hui, les Etats-Unis. Cette intervention fait une large part à l’histoire. Car l’histoire des relations internationales, comme on appelle, incorrectement d’ailleurs, la pratique de la géopolitique ne peut être appréhendée sans se référer aux étapes successives qui ont marqué leur évolution. Or, et c’est là en quelque sorte le fil d’Ariane de son exposé, un fossé s’est creusé au fil des siècles entre les normes qui guident l’action diplomatique et celles qui dominent la vie des États.

Pourquoi parler de puissance ? Parce que plus j’avance dans la vie et plus je suis convaincu que le pouvoir et la puissance sont au cœur de la plupart de nos problèmes. Ainsi, je prendrai comme point de départ la célèbre phrase de l’historien grec Thucydide qui posait cette simple question au début de son ouvrage sur la guerre du Péloponnèse : ¿pourquoi la guerre entre Athènes et Sparte ? Sa réponse : parce qu’Athènes était devenue tellement puissante qu’elle désira projeter cette puissance pour conquérir ses voisins, Sparte constituant l’adversaire qui faisait obstacle à ses desseins. Je crois que cette réponse résume une bonne partie de la problématique de la guerre et de la paix. Et je crois qu’elle s’applique encore aujourd’hui si l’on considère l’un des derniers épisodes en date de notre histoire, je parle évidemment de la guerre en Irak.

Les raisons de cette guerre, comme on sait, sont multiples et chacun peut soupeser différemment les divers éléments qui y contribuèrent. Néanmoins, je pense que la raison fondamentale est la même que pour Athènes : les Etats-Unis se sont retrouvés brusquement dans une position de supériorité absolue et ils ont désiré projeter à l’extérieur la superpuissance qui était la leur alors qu’aucun pays ne pouvait s’opposer à leur action. Or, si le choix d’aller en Irak suit en tous points la logique de l’histoire, l’échec retentissant de cette aventure pourrait avoir des conséquences formidables sur l’avenir des relations internationales, donc sur l’avenir de la guerre et de la paix. De fait, la question qui servira de fil conducteur à cette intervention est la suivante : la politique de puissance est-elle toujours viable aujourd’hui ?

Pour bien comprendre l’essence de la géopolitique, je pense qu’il est indispensable de retracer les racines de l’architecture géopolitique internationale puisque celle-ci consiste en un agrégat de systèmes superposés les uns sur les autres. La politique américaine des années 2000, par exemple, suit les principes de la géopolitique impériale classique. Et lorsque les dirigeants français parlent d’un retour à un équilibre des puissances, ils se réfèrent au système mis en place au 17e.siècle.

La caractéristique principale de la politique internationale, par rapport à la politique tout court, est l’absence d’entité gouvernant les relations entre les acteurs de l’échiquier international. En d’autres termes, la politique internationale fonctionne au mieux selon un régime d’autogestion, au pire de manière anarchique. Pour reprendre les termes des philosophes, c’est un état de nature où chacun lutte pour défendre son territoire et pour augmenter sa puissance. De l’état de nature à l’état de guerre, il n’y a qu’un pas aisément franchi. A la différence des sociétés qui sont toutes régies par un gouvernement plus ou moins légitime, cet état de nature entre les nations ne s’est jamais transformé en un contrat social unissant toutes les nations du monde. Tout au plus, quelques règles sont établies mais sans qu’une entité supérieure ne puisse les faire respecter coûte que coûte. En somme, l’état de nature sauvage, au mieux, se transforme un état de nature policé. Mais il reste un état de nature.

En pratique, ce sont donc les entités politiques qui tiennent les premiers rôles au sein du système, y compris dans le cadre de la sécurité collective telle qu’elle est incarnée aujourd’hui par l’Organisation des nations Unies. Suivant leur puissance par rapports aux uns et aux autres, les États ont deux options : tenter de maintenir le statu quo ou tenter de le renverser à leur profit. Dans le premier cas, il s’agit de gérer la puissance, dans le second de l’exploiter.

Dès lors que les États sont en relation les uns avec les autres, ils agissent au sein d’un système, qu’il soit régional, continental ou planétaire. Ce système peut être homogène, c’est à dire que les pays sont semblables sur le plan politique, idéologique ou religieux. L’Europe de l’Ancien régime était un système parfaitement homogène. A contrario, la géopolitique de la guerre froide se caractérisait par l’hétérogénéité du système où tout ou presque opposait le bloc soviétique du bloc occidental.

D’un point de vue historique, on peut noter une évolution des régimes internationaux. Jusqu’au 17e siècle, et avec des exceptions évidemment, c’est le système impérial qui prédomine. L’histoire, durant deux millénaires, se concentre autour de plusieurs centres de gravité, d’abord au Moyen Orient, puis aux extrémités occidentales et orientales du continent eurasiatique ainsi qu’autour de l’Asie centrale. Pendant longtemps, la dynamique géopolitique se résume en une confrontation entre les empires sédentaires et les empires nomades. Sumer, l’Assyrie, La Perse achéménide, Athènes, la Macédoine, l’empire Maurya, la Chine, Rome, Byzance sont des empires de sédentaires. Attila, Gengis Khan, Tamerlan oeuvrent pour les nomades de la steppe. Les empires arabes et turcs sont à cheval entre deux ces cultures.

La géopolitique impériale est fondée sur les rapports de force, sur la puissance militaire, sur la capacité à gérer politiquement les territoires conquis. Le rôle du clergé, nécessaire au maintien de l’empire, est primordial. La religion est un élément politique fondamental, à la fois source de stabilité et de violence parfois extrême. L’armée est un élément incontournable de la politique impériale et il arrive souvent que l’appareil militaire soit partiellement privatisé.

C’est après la chute du dernier empire nomade, celui de Tamerlan au 15e siècle, que la géopolitique impériale va lâcher son emprise. C’est en Europe, celle-ci complètement marginalisée durant près de mille ans, que va s’effectuer la grande révolution géostratégique au 17e siècle. Celle-ci suit le plus grand cataclysme qu’ait connu l’Europe jusque là, celui de la guerre de Trente ans et ses millions de victimes militaires et civiles. La guerre de Trente ans, nourrie de violence religieuse entre catholiques et protestants, est d’abord une confrontation entre, d’un côté, les grandes puissances impériales de l’époque et, de l’autre, les grandes nations modernes qui émergent à ce moment : la France, la Suède, le Danemark, les Pays-Bas. C’est en 1648 que sont signés les accords de paix en Westphalie. Ces accords vont complètement reconfigurer la géopolitique de l’Europe tout en établissant un nouveau code qui va régir les relations internationales durant plusieurs siècles. C’est en 1648 que naît l’État moderne. C’est à partir de là que l’Europe devient véritablement le centre de gravité de la géopolitique internationale, alors que la colonisation bat son plein depuis quelque temps déjà.

Le système westphalien est très particulier. D’abord, c’est un véritable régime de gestion de la puissance. L’objectif de ses architectes est de maintenir la viabilité du système. Pour cela, deux règles sont établies. La première interdit l’ingérence dans les affaires internes des autres États, principalement pour éviter les conflits religieux transnationaux. La seconde règle impose une politique de l’équilibre entre les pays, sachant qu’aucun État ne doit devenir puissant au point de renverser l’équilibre à son profit. L’Angleterre, restée en dehors de la guerre de Trente ans, va agir en quelque sorte comme l’arbitre de l’équilibre continental. La France, pourtant l’architecte principale de la paix westphalienne avec Richelieu et Mazarin va tenter à plusieurs reprises de renverser l’équilibre à son profit. Toujours, l’Angleterre va contrecarrer ses plans. De là naît l’opposition entre la puissance maritime, incarnée d’abord par la Grande-Bretagne puis les Etats-Unis, et la puissance continentale représentée par la France, puis l’Allemagne, plus tard par l’Union soviétique.

Les instruments de la géopolitique de l’équilibre sont la diplomatie d’abord, la guerre ensuite, celle-ci étant une continuation de la première. Cette guerre est limitée dans ses objectifs puisque l’idée sous-jacente est de maintenir l’équilibre général. Néanmoins, la guerre est quasi-permanente dans un contexte où les guerres de succession se succèdent les unes aux autres.

Le système westphalien fonctionne bien jusqu’en 1789. Néanmoins, la Révolution française remet en cause la nature des régimes politiques et les normes sociales. Avec la Révolution naît l’idéologie et le nationalisme. Ces deux phénomènes vont se conjuguer pour anéantir un système de plus en plus anachronique. De leur côté, Jean-Jacques Rousseau et Emmanuel Kant remettent en cause à la fin du 18e siècle les principes de l’équilibre et prônent à la fois le fédéralisme et l’idée de la sécurité collective qui prendront corps au 20e siècle. Les Américains qui ont accomplit leur propre révolution en 1776 veulent imposer d’autres règles pour un nouvel ordre mondial. D’abord avec Thomas Jefferson, plus tard avec Woodrow Wilson.

C’est Napoléon qui fait exploser une première fois le système de l’équilibre westphalien en essayant d’imposer une géopolitique impériale mâtinée de nationalisme. Avec Napoléon, la guerre voit la montée aux extrêmes de la violence qui préfigure la guerre totale du 20e siècle. Malgré tout, les diplomates européens restaurent le système westphalien à Vienne en 1815. Un siècle plus tard, il va à nouveau voler en éclat.

Donc, mis à part la parenthèse 1789-1815, la géopolitique westphalienne – celle de l’équilibre donc - gouverne les relations internationales entre 1648 et 1914. Entre 1914 et 1915, nous assistons à ce qu’on pourrait appeler la géopolitique du chaos avec deux conflits mondiaux et les accords désastreux qui suivent la Première guerre mondiale. Entre les deux conflits, le président américain Woodrow Wilson propose une nouvelle révolution géopolitique avec la création d’un système de sécurité collective incarné par la Société des nations, ancêtre de l’ONU, et avec une notion qui remet en question la colonisation, celle du droit des peuples à l’autodétermination. La révolution wilsonienne n’aura jamais lieu puisqu’elle est engloutie par la seconde guerre mondiale.

La période de l’après guerre, celle de la guerre froide, commence dès la fin du conflit et perdure jusqu’en 1991 avec la chute de l’Union soviétique. On pourrait la caractériser comme une géopolitique des tensions. Malgré l’avènement des Nations Unies, la période est marquée avant tout par l’opposition entre deux superpuissances. Cette opposition, combinée avec la menace atomique, crée une espèce d’équilibre mais la dynamique de la guerre froide est l’antithèse de la dynamique westphalienne. L’équilibre est ici bi-polaire et non multi-polaire. Le système est hétérogène puisque les Etats-Unis et l’URSS proposent chacun leur modèle universaliste. L’ingérence dans les affaires d’autrui est omniprésente, même si elle est indirecte. La guerre est limitée mais dans ses moyens plutôt que dans ses objectifs, la montée aux extrêmes de la violence faisant partie intégrante des stratégies officielles. Surtout, le système westphalien visait à maintenir le statu quo alors que l’objectif des deux superpuissances durant la guerre froide est de renverser le statu quo. Néanmoins, cette période met fin à l’hégémonie européenne sur les relations internationales ; elle favorise la décolonisation et permet à l’ONU d’exister. Malgré l’importance des tensions idéologiques, la guerre froide reste une confrontation classique entre deux puissances ambitieuses dont la volonté, si elle n’est pas tout à fait impériale, est quand même hégémonique. Le schéma, ni tout à fait impérial, ni tout à fait westphalien reste classique puisque ce sont l’État et la puissance qui sont au cœur de la dynamique.

Avec la chute surprenante de l’Union soviétique en 1991, une nouvelle période commence. C’est une période d’incertitude. Il n’y avait pas eu véritablement de guerre entre Américains et Soviétiques mais il n’y a pas vraiment de paix non plus à la fin du conflit. En tous les cas, aucun accord n’est signé. Malgré l’effondrement de l’équilibre bi-polaire, faute d’acteurs, aucun autre système n’est mis en place, aucunes règles ne sont établies pour gérer l’ensemble.

Les effets de la mondialisation se font soudainement sentir et montrent que l’État n’est pas le seul acteur qui compte. Mais peut-on dire pour autant que c’est la mondialisation qui désormais gouverne les relations trans-nationales? Les nouveaux paradigmes sur la fin de l’histoire ou sur le choc des civilisations qui émergent dès la fin de la guerre froide sont peu concluants.¿Certains dirigeants parlent d’un retour de l’équilibre multi-polaire mais peut-on vraiment parler d’équilibre alors qu’aucun système de gestion de la puissance n’a été mis en place?

En pratique, les Etats-Unis poursuivent logiquement la politique qui fut la leur durant la guerre froide et, sans l’obstacle soviétique, tentent de projeter leur immense puissance à l’extérieur afin d’imposer leur hégémonie sur le théâtre moyen oriental. Mais l’aventure irakienne révèle rapidement les limites d’une telle politique, même pour une superpuissance, la projection de la puissance militaire étant beaucoup plus compliquée dans un monde où la guerre est désormais considérée comme une faillite de la politique et non plus comme sa continuation.

Il faut bien dire que la période de la guerre froide constitue une anomalie parmi les plus bizarres de l’histoire. D’abord, ça n’est pas vraiment une guerre même si la guerre en fit partie. C’est une période de très haute tension mais où les conflits, de par l’effet de la menace d’extinction de la planète par l’arme atomique, furent limités en nombre et en intensité. C’est aussi un moment où la superpuissance, partagée par deux États dominants et dominateurs, cohabite paradoxalement avec une limitation extrême de la puissance. Je m’explique. L’URSS et les Etats-Unis durant ces quatre décennies, écrasent tous les autres pays de leur supériorité mais ils sont incapables de réduire physiquement des adversaires de faible stature puisqu’ils ont pieds et poings liées par l’effet de leur rivalité.

Or, jusqu’au 20e siècle, le but de la puissance est bien de réduire ses adversaires, de les dominer et, le cas échéant, de les conquérir. L’Allemagne hitlérienne et le Japon se posent comme les derniers grands prétendants à la conquête d’un véritable empire au sens classique du terme. Ce qui n’équivaut pas à la fin des prétentions hégémoniques ni même impériales, mais c’est la fin de la grande poussée impériale, alors que se délitent au même moment les grands empires coloniaux.

De fait, le 20e siècle dans son ensemble, et je parle du point de vue géopolitique, est une période faite de ruptures et de révolutions qui, comme toutes les périodes de ruptures et de révolutions, nous offre un paysage bigarré et bizarre, où le passé coexiste avec le présent et le future. C’est pourquoi, en 2007, nous nageons en plein paradoxe, au sein d’un monde où nous avons perdu tous nos repères. Les uns nous parlent de mondialisation, les autres de la fin de l’État-nation, d’autres encore d’un nouvel équilibre des puissances ou d’un choc des civilisations. Certains affirment qu’il n’y a jamais eu autant de conflits, d’autres qu’il n’y en a jamais eu aussi peu. D’aucuns entrevoient une période de paix durable, d’autres envisagent un monde instable et menaçant. Certains se plaignent de la domination des Etats-Unis, d’autres de la montée en puissance de la Chine ou de l’Inde. L’hyperpuissance américaine fait peur mais on la voit sombrer dans un conflit de seconde zone. Le terrorisme nous angoisse sans qu’il débouche sur le moindre résultat politique. La prolifération nucléaire se fait menaçante alors qu’elle a à peine progressé depuis six décennies.

¿Donc, comment y voir un peu plus clair dans ce fatras où la vision des alter-mondialiste, par exemple, n’a absolument rien à voir avec celle des néo-conservateurs ? Malgré la part de subjectivité, il est des faits incontestés qui ont transformé notre monde, et qu’il est parfois difficile de distinguer d’événements mineurs. En voici les exemples les plus saillants :

Fin ou presque des conflits inter-étatiques qui définissaient l’essence même des relations internationales depuis plusieurs siècles et qui façonnaient l’histoire du monde.

Fin de la menace d’un cataclysme nucléaire, la grande menace de la période 1945-1991.

Disparition des grands empires dont le dernier à tomber fut l’Union soviétique, après les empires russes, autro-hongrois, allemands et Ottomans au début du siècle et les empires coloniaux anglais, français, belges, néerlandais et portugais après 1945.

Ces grandes ruptures géopolitiques se sont accompagnés d’une série de bouleversements, de nouvelles prises de conscience ou, tout simplement, de changements de perspectives :

Fin du choc idéologique caractéristique du 20e siècle et disparition des grands États totalitaires.

Montée en puissance de nouveaux acteurs, généralement d’anciennes, et même très anciennes, superpuissances: Chine, Inde, Iran.

Fin de l’hégémonie occidentale, vieille de plusieurs siècles, sur les relations internationales.

Emergence d’une Europe pacifique et unie alors qu’elle fut pendant des siècles le premier foyer de conflits armés.

Mondialisation/globalisation qui permet à certains pays et peuples d’accéder à la prospérité, voire à la liberté et la démocratie mais qui projette d’autres pays dans les abîmes de l’histoire.

Stagnation de l’ONU, celle-ci incarnant malgré tout le modèle de sécurité collective censé remplacer le modèle westphalien.

Percée de la démocratie comme modèle premier d’organisation politique, malgré les insatisfactions que ce modèle peut générer.

Irrésolution de conflits endémiques (Proche orient, région des grands lacs africains, Sri Lanka, Colombie).

Stagnation de pans entiers de la planète, avec, comme au Moyen Orient, risque sérieux de crises potentielles.

Rejet de certains principes immuables, tel que le respect de la souveraineté nationale (devoir d’ingérence).

Rôle accru d’acteurs non-étatiques de type Al-Qaeda.

Prise de conscience grandissante des menaces à l’environnement, de l’importance de l’écologie, plus généralement, de la place de l’être humain dans son environnement.

Révolution informatique et ses conséquences, y compris sur la politique internationale.

 

Pour autant, ces transformations considérables n’ont pas, semble-t-il tempéré les ardeurs des pays les plus forts, ceux-ci toujours prêts à exploiter leur puissance à des fins égoïstes.

Or, la puissance est au cœur des relations internationales, au cœur de l’histoire, au cœur de notre histoire tel qu’elle se déroule devant nos yeux aujourd’hui. De tous temps, les théoriciens de la politique internationale, qu’ils soient historiens comme Thucydide, conseillers politiques comme Machiavel, philosophes comme Thomas Hobbes et Bertrand Russell, ont fait de la puissance le centre de gravité des relations entre les peuples et même entre les hommes.

Certes Marx et d’autres après lui ont voulu voir dans les ressorts économiques le moteur de l’histoire. Pour ma part, je constate que la puissance compte toujours et même qu’elle compte toujours énormément. ¿Mais pour combien de temps devrons-nous supporter encore cet héritage westphalien lourd, où les États jouent un rôle prépondérant, avec des rapports de forces favorisant les grandes puissances et où les relations entre les États restent très marquées par les règles du passé?

 

Force est de constater que, jusqu’à présent, l’ordre westphalien est le seul système global, à l’exception du système impérial de type romain, byzantin ou mongol, à avoir su apporter une stabilité durable à l’ensemble géopolitique qu’il était censé gouverner. C’est d’ailleurs par rapport à ce système que celui de l’Organisation des nations Unies, après la Société des nations, a été mis en place. En effet, le système onusien correspond à cette fameuse sécurité collective défendue longtemps par les philosophes et où l’équilibre des puissances et censé être remplacé par une espèce d’auto-gestion entre les États qui émaillent l’échiquier géopolitique, sans théoriquement qu’une hiérarchie gouverne ce système.

L’idée de l’ONU était en théorie d’éliminer ou du moins d’atténuer la politique de puissance telle qu’elle s’exprimait dans le cadre de l’ordre westphalien. En pratique, la sécurité collective onusienne a été prise en otage dès sa création en 1945 par les cinq puissances du moment qui, soixante-deux ans plus tard, continuent de faire la pluie et le beau temps sur cette vénérable institution, celle-ci devant être impérativement réformée tout en étant foncièrement irréformable.

On voit d’ailleurs que la hiérarchie des puissances n’a pas beaucoup changé en six décennies même si l’Inde, qui faisait partie de l’Empire britannique, ne fait pas partie du conseil, ni l’Europe, tout de même représentée par deux pays, la France et le Royaume-Uni. Les Etats-Unis, la Chine et la Russie, tous membres du conseil permanent figurent en 2007 parmi les grandes puissances du moment et, surtout, parmi les pays qui pratiquent ouvertement une politique de puissance fondée sur l’intelligence des rapports de force. Ces cinq pays sont aussi les puissances nucléaires originelles et à leurs yeux légitimes dont l’attitude vis à vis des pays potentiellement nucléaires illustre le deux poids, deux mesures qui gouverne depuis toujours les relations internationales.

Donc, en 2007, nous sommes dans une situation où la gestion de la puissance se fait par le truchement d’un système de sécurité collective défaillant qui se combine avec une espèce de relent bâtard d’un ordre westphalien qui n’existe plus véritablement. Donc, où les plus puissants ont une marge de manœuvre extrêmement élevée. Or, en matière de puissance, nous savons tous que l’autolimitation, justement, a ses limites.

Malgré tout, avec cette ouverture des vannes de la puissance contre laquelle il n’existe plus vraiment de gardes-fous, d’autres éléments sont apparus subrepticement qui pourraient limiter la manière dont un pays puissant, même surpuissant comme les États-Unis, peut projeter sa puissance. Car, de quelque façon qu’on mesure la puissance des Etats-Unis par rapport au reste du monde, un fait est indéniable : aucun autre État dans l’histoire du monde n’a bénéficié d’une telle supériorité dans autant de domaines, qu’il s’agisse de supériorité militaire, économique, technologique et même culturelle. Même sur le plan de l’arrogance, celle affichée par Bush et ses néo-conservateurs n’a rien à envier à celle de Jules César, de Gengis Khan ou de Napoléon.

On peut noter que ces néo-conservateurs qui se réfèrent tout le temps à l’histoire n’ont fait que transposer l’histoire présente dans une espèce de suite logique des cycles précédents où l’imperium américain poursuivrait sur de nouveaux théâtres sa lutte acharnée contre les totalitarismes de tous poils. Ainsi l’idée populaire aux Etats-Unis d’une troisième et d’une quatrième guerre mondiale. Évidemment, l’entreprise impériale américaine serait d’un genre nouveau puisqu’il s’agirait de conquérir la liberté au nom de tous les peuples plutôt que d’apporter la foi et la civilisation aux peuples jugés inférieurs, comme voulaient le faire l’Espagne, l’Angleterre ou la France durant l’époque coloniale.

Pendant quelques années, cette politique hégémonique, celle de Bush, a fait illusion. Soutenue durablement par l’opinion publique américaine, et après une percée initiale en Afghanistan et en Irak, rien ne semblait pouvoir arrêter la machine militaire américaine. Déjà, certains, y compris à la maison blanche, envisageaient le coup de canon en Irak ou en Syrie. Puis, tout d’un coup, la machine s’est enrayée et le Blitzkrieg a été stoppé net par une force invisible. Or, ce phénomène pourtant prévisible et dont il était difficile au départ de mesurer les effets, a des répercussions formidables sur l’avenir de la politique internationale, et plus généralement sur l’histoire.

Pour la première fois, en effet, le pays dominant du moment est incapable de projeter sa puissance à l’extérieur, alors même qu’il n’existe aucun adversaire ou groupe d’adversaires susceptible de s’opposer à sa domination, comme c’était le cas par exemple au Vietnam. Pourtant, ce n’est pas que Washington ait refusé de répondre aux sirènes de la puissance, utilisant comme dans presque tous les cas de figures historiques un prétexte pour envoyer ses légions à l’extérieur. ¿Alors, pourquoi cet échec ? ¿Et quelles conséquences ?

Nous pourrions ici effectuer une analyse micro-politique de l’échec militaire en Irak et c’est vrai que les erreurs stratégiques furent nombreuses. Néanmoins, je pense que c’est au niveau macro-politique qu’il faut chercher les causes. J’irais même au-delà pour dire que la faute en incombe à une lecture complètement fausse de l’histoire de la part des américains, et pas seulement chez les dirigeants mais chez l’ensemble ou presque du peuple américain, y compris les médias et même les intellectuels, avec évidemment quelques exceptions qui, comme on chez nous, confirment la règle. J’ajouterai : une lecture fausse de l’impact de la puissance dans un contexte historique où l’usage de la puissance, tout simplement, ne correspond plus aux normes du moment.

Je dirai que la principale erreur des Américains est d’avoir cru que l’histoire du 20e siècle, elle-même héritière du 19e siècle, s’était perpétuée au 21e siècle. Et aussi que la guerre froide, avec laquelle les Etats-Unis avaient assis leur rang de superpuissance, marquait en quelque sorte le début d’un cycle historique dominé par la civilisation américaine. Au contraire, je pense que l’histoire du 21e siècle se construisait en marge de cet épisode marginal que fut la guerre froide, même s’il fut important.

Je m’explique. La guerre froide constitua en quelque sorte l’apogée absurde de cette montée aux extrêmes de la violence qui avait commencé en 1789. Car c’est bien dans la suite logique de la Révolution française de 1979 que ferraillaient les Américains contre les Soviétiques et non, comme ils le croyaient, dans la logique de leur propre révolution, celle de 1776. En effet, la révolution américaine avait entamé un cycle nouveau, celui de la liberté, de l’anti-impérialisme, de l’opposition à la politique de puissance. Au contraire, 1789 lançait les grandes idéologies totalitaires, ainsi que le nationalisme et l’universalisme tout en mettant en marche les vannes de la violence, y compris la violence contre les civils.

Après 1991, et surtout après 2001, Washington avait tenté de substituer les deux révolutions, retrouvant dans son propre passé glorieux un mythe fondateur susceptible de refonder le monde à l’image des Etats-Unis : idée sublime de la fameuse « Cité sur la colline » chère aux Pélerins du Mayflower qui voit le peuple élu chercher la rédemption du monde. Seulement voilà, on oubliait que les Etats-Unis avaient durant près de deux siècles pratiqué une politique à l’opposé des idéaux formulés par ses Pères fondateurs. Soit une politique de puissance. Politique hégémonique, voire impériale, parfois généreuse mais plus souvent cynique dont le but, en fin de compte, fut toujours de promouvoir les intérêts et la visibilité des Etats-Unis et des Américains, dans la plus pure tradition de la realpolitik inventée par cette Europe honnis des étasuniens.

Le cafouillage irakien, bien plus que le vietnamien qui pouvait s’expliquer par les tensions de la guerre froide, a contribué à mettre à nu cette contradiction fondamentale puisque, en fin de compte, c’est sur le terrain que se mesure la réussite de la politique et que se révèlent ses dysfonctionnements.

Cette contradiction, à mon sens, symbolise le fossé qui n’a cessé de se creuser durant deux cents ans entre l’organisation politique au sein des États – je parle des États en général, c’est à dire des pays indépendants-, et l’organisation géopolitique des relations entre ces États. Je pense que durant plusieurs siècles, la politique des États a été en accord avec la politique entre les États. C’était d’ailleurs exactement l’idée des architectes de la paix Westphalienne qui, en 1648, ont devisé un système où les normes des systèmes nationaux correspondaient aux normes du système international, y compris les normes morales. Pour exemple, il était possible d’utiliser la violence, mais toujours de façon limitée. Il était possible de titiller le voisin mais sans jamais vouloir l’anéantir.

A partir de 1789, l’État accomplit une longue révolution qui est en train d’aboutir aujourd’hui avec la fin du processus de décolonisation et avec la démocratisation d’une grande majorité de la planète. C’est en 1991 évidemment que s’est accomplie la dernière vague d’indépendance et que le système démocratique a gagné une majorité de pays même si cette évolution est loin d’être terminée puisque nombre de pays sont soit autoritaires, soit partiellement démocratiques.

Dans le même temps, alors que l’État a subi une mutation profonde, la politique entre les États n’a pratiquement pas évolué. Au contraire, puisqu’à chaque période de rupture, comme en 1991, les dirigeants en place se raccrochent à une politique qu’on pourrait croire révolue et qui est guidée par des normes à l’opposé de celles que l’on prône à l’intérieur du pays. Généralement un tel décalage finit par provoquer une explosion : c’est lorsque l’opinion publique occidentale a commencé à dénoncer la colonisation que les dirigeants politiques ont décidé de reculer. C’est ce décalage qu’avait très bien perçu en son temps le Général de Gaulle avec la double crise de l’Indochine et de l’Algérie.

L’Europe, la première, comprit que la politique de puissance était vouée à l’échec et que l’avenir se conjuguait autrement. C’est pourquoi, d’anciennes puissances comme l’Angleterre ou la France substituèrent à la realpolitik, parfois avec regret ou nostalgie, une politique visant à influencer le cours des choses par d’autres moyens, principalement diplomatiques.

¿Quid de la cécité de la société américaine ? En effet, alors que la société américaine est intransigeante à l’égard de certains actes d’immoralité qu’on peut juger mineurs, elle avalise durant plusieurs années un meurtre à grande échelle dans le cadre d’une guerre de choix dont le prétexte est un mensonge révélé publiquement. ¿Comment expliquer une telle aberration ?

Je pense qu’il y a deux raisons à cela. La première tient au fait que notre conscience nationale, pour ne pas dire notre nationalisme parfois exacerbé, nous font percevoir les autres comme foncièrement différents, voire inférieurs, d’autant que leur apparence physique diffère de la nôtre ou que leurs croyances et leurs coutumes nous sont étrangères. La deuxième raison est un peu liée à la première : nous avons développé une conscience collective des règles du jeu qui veut que nous soyons prêts à respecter les règles intérieures, du moins si elles sont légitimes, alors que nous acceptons qu’à l’extérieur se soient d’autres règles, souvent contraires aux premières, qui guident nos relations avec les autres peuples. De là naît une espèce de mépris mêlée d’indifférence que nos dirigeants exploitent parfois pour mener la politique qui leur sied à l’extérieur, même lorsque l’opinion publique leur est défavorable, comme ce fut le cas par exemple pour Tony Blair avec l’Irak.

Néanmoins, les affaires extérieures pesant moins dans nos esprits que les affaires internes, sauf lorsque les premières affectent les secondes, et nous sommes prêts à pardonner. Ce qui fait qu’en fin de compte, c’est en matière de politique extérieure que nos dirigeants ont le plus de liberté. Et c’est d’ailleurs dans ce domaine qu’ils parviennent le mieux à exercer leur pouvoir et, le cas échéant, à exploiter la puissance du pays dont ils ont la charge. Il n’est pas étonnant de voir que c’est aux affaires étrangères que se consacrent les dirigeants installés depuis longtemps alors que les arrivants préfèrent généralement s’atteler aux affaires intérieures avant que la lassitude et les contraintes inhérentes aux sociétés démocratiques ne les fassent graduellement changer de registre.

Terrorisme

Avant de conclure, je pense qu’il est important de dire un mot sur le problème du terrorisme. D’abord parce que le 11 septembre est un événement important qui définit en quelque sorte la période de l’après guerre froide. Ensuite parce que le terrorisme s’affiche, à tort ou à raison, comme l’une des grandes menaces du 21e siècle. Enfin parce que le terrorisme révèle un certain malaise et qu’il traduit certains effets de la mondialisation.

De tous les phénomènes politiques, le terrorisme est probablement le plus mal compris. D’une part à cause des problèmes liés aux définitions. D’autre part parce que l’essence même du terrorisme est de remettre en cause la raison. De là naît toute une série de confusions, notamment sur la valeur morale de ceux qui pratiquent le terrorisme et sur l’étendue de ce qu’on peut appeler un acte terroriste.

D’abord, permettez-moi de vous donner une définition : Un acte terroriste est une action violente à caractère politique dont le but est de déstabiliser un gouvernement ou un appareil politique, où les effets psychologiques recherchés sont inversement proportionnels aux moyens physiques employés et dont la cible principale, mais non exclusive, est la population civile.

Le terrorisme est donc avant tout une technique. Généralement c’est la technique qu’emploient ceux qui n’ont pas de moyens militaires, même faibles. C’est aussi la forme la plus violente de la guerre psychologique. Pratiquement toujours, le terrorisme est un moyen et non une fin. Celui qui pratique le terrorisme a des objectifs, généralement des objectifs politiques. Pour l’État visé, l’adversaire se définit par les moyens qu’il utilise alors que ce dernier se définit à travers ses objectifs affichés. C’est pourquoi le terroriste de l’un est le combattant de la liberté de l’autre avec la qualification morale que ce choix nominatif implique.

C’est pourquoi aussi la qualification morale de celui qui pratique le terrorisme est définie par les uns à travers les conséquences immédiate de l’acte, et par les autres à travers les conséquences à long terme du combat, la fin étant censée justifier les moyens. De son côté, l’État fait valoir l’illégitimité du groupuscule qui commet des actes terroristes alors que celui-ci met en avant le caractère inégal du combat.

Le terrorisme est un phénomène ancien qui fut particulièrement saillant au tournant du 20e siècle. Pour autant, on est en droit de se poser la question de savoir si nous sommes entrés avec le 11 septembre dans une nouvelle ère du terrorisme, fondamentalement différentes des précédentes.

Dans une perspective historique, j’aurais effectivement tendance à considérer le 11 septembre comme le début d’une nouvelle ère du terrorisme, ne serait-ce que par la prise de conscience de la menace de la part de la grande puissance du moment. Pour autant, ce terrorisme est-il radicalement différent des terrorismes du passé? En effet, Al-Qaeda ne représente pas le premier mouvement universaliste ou religieux exploitant l’arme du terrorisme. Il ne s’agit pas non plus du premier mouvement terroriste transnational : il y en eut d’autres au 19e et 20e siècles. Certes, avec 3000 victimes, le 11 septembre constitue l’attentat le plus destructeur de l’histoire mais divers groupes sont parvenus à travers de multiples attentats à des chiffres semblables. Dans ses conséquences politiques, nous sommes très loin de l’attentat de Sarajevo qui provoqua la Première guerre mondiale.

Sur le plan technique, le 11 septembre est on ne peut plus classique et l’usage de l’avion civil comme arme terroriste était envisagé par les populistes russes dès le début du 20e siècle. Foncièrement, je dirai donc qu’Al-Qaeda et ses réseaux ne sont pas radicalement différents d’autres groupes terroristes dans l’histoire.

Cela étant, le contexte dans lequel l’attentat a eu lieu en fait un événement extraordinaire et quasiment unique dans l’histoire du terrorisme. Or le contexte politique, social et psychologique dans lequel survient un attentat est plus important que l’attentat en lui-même ou que le groupe l’ayant organisé. Dans le cas qui nous intéresse, l’attentat parvient à déstabiliser un court moment l’hyperpuissance américaine dont la supériorité générale sur le reste du monde est pourtant sans précédent dans l’Histoire. De plus, les Etats-Unis, dont le territoire est inviolé depuis la guerre contre l’Angleterre de 1812, se considéraient comme invulnérable et ce sentiment d’invulnérabilité était ancré dans leur culture politique. L’attentat du 11 septembre intervient à un moment rare de l’histoire moderne où le centre de gravité géopolitique du monde est une zone de paix et où rien, ou presque, ne menace réellement la sécurité des grandes puissances industrialisées de ce monde.

Enfin, l’attentat a pour toile de fond une interprétation populaire sur l’avenir du monde qui passerait par un choc des civilisations entre l’Occident et l’Islam, substitut pratique à une explication plus compliquée d’un monde d’une complexité extrême. Tout ceci, alors que les mass média modernes, satellites et internet, permettent de visualiser les attentats sur deux symboles de la puissance américaine en direct. En conséquence, le choc psychologique est immense, sur l’Amérique et sur le monde. Dans la perspective du terroriste, on pourrait même dire que c’est l’attentat parfait.

Cependant, et malgré le coup du 11 septembre, il est évident qu’Al-Qaeda est loin d’avoir accompli ses objectifs, même ses objectifs tactiques. Malgré ses menaces, ses réseaux se sont résolument montrés incapables de poursuivre leur action sur le territoire américain. C’est d’ailleurs plutôt le gouvernement américain qui a exploité les attentats à son profit, dans une tradition qui remonte au 19e siècle lorsque les dirigeants politiques aux prises avec le terrorisme utilisaient les services d’agents provocateurs.

Dans ce sens, Al-Qaeda s’inscrit semble-t-il, et malgré ses réseaux diffus, dans le droit fil de nombreux autres groupes terroristes qui, malgré des attentats réussis, périclitèrent, parfois sur une période très longue, tout simplement parce que leurs objectifs grandioses étaient sans rapport avec des moyens qui restent par définition excessivement faibles. Bien souvent, un choc psychologique, aussi important soit-il, est insuffisant pour faire basculer les choses dans le sens recherché. Comme la plupart des mouvements, il est probable qu’Al-Qaeda perdurera durant de longues années mais sans véritablement aller au delà d’une force de nuisance, extrême certes, mais incapable de passer au stade supérieur.

Reste évidemment la question de savoir si nous sommes entrés le 11 septembre dans l’ère du terrorisme de destruction massive, c’est à dire d’un terrorisme dont les effets psychologiques sont désormais à la mesure des moyens utilisés, en l’occurrence les armes dites de destruction massives ou ADM. Ce type de terrorisme, conjonction de la menace terroriste et des dangers représentés par la prolifération nucléaire et autres ADM représente en quelque sorte la menace absolue contre les populations civiles et contre laquelle il n’existe pas, du moins actuellement, de parade efficace.

Nous noterons tout d’abord que l’attentat du 11 septembre n’entre pas dans cette catégorie où ne figure qu’un seul attentat sérieux – sauf si l’on y inclus les bombardements nucléaires sur le Japon – celui du métro de Tokyo en 1995 dont le nombre de victimes fut limité et qui servit plutôt de contre-exemple qu’autre chose. C’est que le terrorisme de destruction de masse, qu’il soit nucléaire, radiologique, chimique, bactériologique ou autre, n’en est, au mieux, qu’au stade des balbutiements.

Pourquoi? Tout simplement parce qu’il est cher, compliqué à mettre en pratique et surtout, qu’il n’est pas nécessaire. Plus une arme a un potentiel destructeur plus elle est difficile à acheter, à obtenir, et surtout à manipuler. Or, les groupes terroristes, à moins qu’ils ne soient appuyés par des Etats, n’ont pas les ressources ou les moyens nécessaires pour se lancer dans des aventures extrêmement périlleuses susceptibles de compliquer une existence déjà fort compliquée.

Comme on l’a constaté en 2001 et à Madrid et Londres, la haute technologie n’est pas indispensable au choc psychologique que cherche à infliger le terroriste. Pendant longtemps, le terrorisme s’est contenté de l’arme blanche, idéale dès lors que le volontaire de la mort commet un attentat selon les règles précises d’un rituel établi à l’avance.

En matière de technique, l’invention de la dynamite au 19e siècle représente la plus grande innovation qui ait touché le phénomène terroriste. On peut même dire que la dynamite a engendré d’une certaine façon le terrorisme moderne. Au 21e siècle, l’usage d’explosifs rudimentaires lors d’attentats suit les même principes que ceux établis par les premiers poseurs de bombes anarchistes. C’est que généralement, en matière de technique, les terroristes sont retardataires par rapport aux États qu’ils combattent. En terme de course aux armements, ils n’ont d’ailleurs aucune chance de faire bonne figure face à ces derniers et toute tentative dans cette direction serait vouée à l’échec.

Paradoxalement, la lutte antiterroriste est plus difficile à mener face à des groupes dont les moyens techniques restent simples. C’est l’une des leçons à tirer des attentats du 11 septembre et il n’est pas sûr que les autorités compétentes en aient compris la signification. Aux Etats-Unis toujours, une grande partie des vastes budgets alloués au contre-terrorisme servent encore à étudier les menaces virtuelles du terrorisme de destruction massive.

Mais le terrorisme étant un jeu d’échecs psychologique, le simple fait qu’un groupe clandestin parvienne à faire croire qu’il possède des ADM représente une victoire politique, ne serait-ce que parce que les Etats engagés dans la lutte anti-terroriste dépensent une grande partie de leurs ressources dans la prévention d’une attaque d’ADM. Dans le même ordre d’idées, plus un pays est préparé à faire face à une telle attaque, et moins un attentat terroriste aux ADM aurait d’impact sur la psyché collective. En somme, le terrorisme de destruction de masse est une réalité presque palpable mais qui demeure dans le domaine du virtuel.

En fin compte, si les techniques du terrorisme ont très peu évolué depuis l’invention de la dynamite en 1867, la raison tient au fait que la force du terrorisme n’est pas de frapper fort mais en un point sensible où cela fait le plus mal – et en général où on s’y attend le moins – donc où il n’est pas nécessaire de posséder l’arme la plus sophistiquée. Il est probable que dans l’avenir, l’imagination des terroristes se traduira par des choix de cibles nouveaux et surprenants plutôt que par le désir d’acquérir des armes de destruction massive.

Il est encore trop tôt pour affirmer que le terrorisme représente « la grande menace du XXIe siècle » comme on l’entend parfois. Menaçant, le terrorisme le fut également au cours des deux siècles précédents. Or, c’est tout autant l’évaporation d’autres menaces beaucoup plus redoutables que le danger en lui-même qui lui donne aujourd’hui un tel relief. Néanmoins, le terrorisme accompagne la démocratie depuis ses débuts, et rien n’indique pour l’heure que cette dernière se débarrassera aisément de ce parasite encombrant.

À trop vouloir trouver une cause au « terrorisme » et donc une ultime solution à un problème multiforme, on oublie l’essentiel : ce sont les terroristes qui engendrent le terrorisme. Or, ni l’éradication de la pauvreté, ni la disparition du capitalisme « sauvage », ni la volatilisation miraculeuse des inégalités n’élimineront les sources du terrorisme. Car ces sources sont presque infinies et il se trouvera toujours une poignée d’hommes et de femmes qui, pour une raison ou une autre, décideront que la violence est le moyen d’arriver à leurs fins. Ce sont donc d’abord les terroristes qui posent problème.

Si l’Histoire est une indication, les terroristes y apparaissent lors des grandes transformations sociales, politiques et géopolitiques dont ils parviennent souvent à accélérer le processus, en minant des structures déjà chancelantes. En un sens, les terroristes servent de révélateur à ces changements : aujourd’hui, la montée de l’islamisme radical illustre qu’une mondialisation qui s’accomplit à plusieurs vitesses engendre des déséquilibres géostratégiques malsains. Mais les terroristes eux-mêmes n’ont généralement aucun sens de l’Histoire ni des réalités, et c’est presque systématiquement qu’ils s’attaquent à des adversaires pour ainsi dire invincibles, comme le Quichotte affronte les moulins à vent.

Leurs actions, loin de déstabiliser les sociétés qu’ils prétendent anéantir ont plutôt des effets pervers qui affectent le monde d’une manière imprévue. Dans le grand jeu de la politique où ils prétendent tenir les premiers rôles, les terroristes sont souvent des pions que ceux qui les manipulent, en l’occurrence certains gouvernements, parviennent rarement à contrôler.

Car les États, plus que les médias ont leur part de responsabilité. Entre ceux qui soutiennent des groupuscules terroristes pour accomplir indirectement ce qu’ils n’ont pas les moyens de faire diplomatiquement, et ceux qui profitent des attentats pour s’engager dans des politiques hasardeuses ou pour consolider leur pouvoir, la responsabilité est pratiquement la même.

Aujourd’hui, comme auparavant, et à défaut d’un système de sécurité collective efficace, les États sont les premiers garants de la sécurité des citoyens. C’est pourquoi les actions classiques comme le renseignement de terrain sont vitales pour neutraliser les réseaux, alors que les nouvelles technologies de communication fournissent les moyens aux divers gouvernements et agences concernés de mieux collaborer, pour peu qu’ils en aient le désir et la volonté. Car avant d’essayer d’anéantir le terrorisme, il importe surtout d’enrayer son extension. Ainsi, il est impératif que les réseaux actuels et ceux qui, inévitablement, se créeront demain aient un rayon d’action aussi limité que possible, tant sur le plan géographique que technologique. Car pour l’heure, les terroristes n’ont qu’une capacité de nuisance. Il ne faudrait surtout pas leur laisser les moyens d’acquérir une capacité réelle de destruction.

Quant au citoyen, première victime aujourd’hui de la violence terroriste, il a un devoir de « résistance civile » face à ce fléau, en ne baissant pas les bras, et en harcelant l’État qui le représente, afin qu’il fasse son travail, et qu’il le fasse correctement. Car l’Histoire nous donne une seconde indication : les terroristes aussi sont assujettis aux cycles de la vie et la leur est généralement courte. Mais avec un temps géopolitique qui tend à s’accélérer, les générations de terroristes se succèdent les unes aux autres de plus en plus rapidement. Il convient donc d’anticiper les nouvelles formes de terrorismes qui ne manqueront pas d’apparaître demain et après demain. Le terrorisme est un combat psychologique : comprendre l’adversaire et le surprendre reste le meilleur moyen de le déstabiliser, avant de l’anéantir.

Conclusion

J’ai parlé de beaucoup de choses un peu compliquées et décousues. Je vais maintenant essayer de rassembler ces éléments en vue de conclure. Pour résumer, j’ai essayé de montrer que si le monde a beaucoup changé, certaines pratiques, en revanche, n’ont pas du tout évolué. L’État a changé. Il s’est démocratisé et libéralisé. Les idéologies ne jouent plus le rôle qu’elles jouaient auparavant, y compris l’idéologie nationaliste et malgré la régénérescence des fondamentalismes religieux. L’impérialisme, en tant que mouvement mobilisateur, est mort.

En revanche, les pratiques géopolitiques perdurent, dans un monde pourtant transformé. Les dirigeants politiques, souvent, manquent de vision et se réfèrent aux pratiques du passé. Ce n’est pas vers eux qu’il faut chercher la solution. Je pense plutôt que c’est du côté des forces « venant d’en bas », comme l’opinion publique, qu’il faut chercher le vecteur du changement et du progrès. Car l’opinion publique, notion floue s’il en est, compte, et compte même énormément. C’est avec le soutien de l’opinion que Monsieur Bush a pu s’engager dans sa folie irakienne. C’est grâce à l’opinion publique que les Etats-Unis vont devoir de désengager. Les terroristes, mieux que quiconque, ont bien compris cet état de fait puisque leur stratégie vise justement cette opinion publique qui est l’enjeu de la lutte entre les terroristes et les pouvoirs dirigeants.

¿Pourquoi l’opinion publique tient-elle aujourd’hui une telle place ? Bien évidemment à cause du phénomène de démocratisation puisque l’objectif même de la démocratie est de placer le citoyen au centre du système démocratique. ¿Or quel est le principe de base de la démocratie? On associe souvent la démocratie aux élections. Mais la démocratie est avant tout un système qui protège le citoyen du pouvoir de l’État, et du pouvoir en général. C’est d’ailleurs cela que les Pères fondateurs étasuniens avaient parfaitement compris et que leurs descendants ont tendance à oublier aujourd’hui.

En démocratie, le pouvoir est perçu comme quelque chose de dangereux, bien que nécessaire, qu’il faut systématiquement contrôler et limiter du mieux possible. Or, comme chacun sait, les dirigeants politiques ont naturellement pour habitude de vouloir toujours plus de pouvoir, ce qui est logique puisque la politique est une compétition pour le pouvoir. Que ces dirigeants cèdent du terrain et l’on voit que ce sont les juges qui montent au créneau, à leur tour abusant du pouvoir que leur confère l’État. Quant ça n’est pas les juges, ce sont d’autres, parfois les syndicats censés protéger les travailleurs, parfois les médias qui ont compris le rôle central qui est le leur aujourd’hui.

¿Comment se manifeste le pouvoir dans la sphère internationale ? Puisque, comme on l’a vu, il n’existe pas d’État supranational correspondant à l’échelle mondiale à un régime national, le pouvoir se traduit autrement. Le pouvoir, sur le plan géopolitique, est tout simplement ce qu’on appelle la puissance. Ça n’est pas un pouvoir légitime, c’est un pouvoir de fait. Un pouvoir fondé sur les rapports de forces. En somme, c’est un pouvoir qui ressemble au pouvoir dans un État autoritaire et hiérarchique.

Dans un monde d’États autoritaires et hiérarchiques, la politique de puissance est donc logique, normale, attendue. Dans un monde majoritairement démocratique, la politique de puissance est inadaptée, illégitime, et, en conséquence, inefficace. C’est tout bonnement un abus de pouvoir en contradiction totale avec les normes qui émanent d’une communauté de pays majoritairement démocratiques.

Dans un monde où l’idée est donc généralement de limiter le pouvoir politique, la politique de puissance résonne mal chez l’opinion publique. A long terme, cette opinion se lasse, même lorsqu’on lui présente l’exercice de la puissance comme une chose normale sous prétexte qu’elle a toujours existé. Pourtant, dans une portion étendue de la planète, l’exercice de la puissance est perçu comme inacceptable, surtout lorsque cet exercice est pratiqué par d’autres. C’est pourquoi la communauté internationale a immédiatement condamné la politique de Bush au Moyen Orient. En revanche, il est toujours plus difficile à une opinion publique nationale de réagir tant on peut aisément la convaincre par la peur de la nécessité d’user la force.

Il est donc impératif que les frontières entre les opinions publiques nationales s’effacent et que la volonté générale dépasse et transcende les frontières. C’est comme cela que nous limiterons encore plus les abus de pouvoir de la part de gouvernements qui, limités au sein de leurs frontières, ont encore une forte marge de manœuvre à l’extérieur. Ça n’est pas en recréant un système d’équilibre des puissances que nous arriverons à avancer mais en poussant les uns et les autres à la liberté - je pense ici à des pays comme la Chine ou la Russie qui, bien évidemment, pensent en terme de rapports de forces et de puissance. Nous y arriverons aussi en érodant les frontières qui séparent les uns et les autres afin que s’affirme véritablement une opinion publique globale dont tous les États devront tenir compte et que les dirigeants, par la force des choses, auront de plus en plus de mal à contrôler.

Dans ce domaine, la globalisation est une force qu’il faut exploiter de manière positive car elle permet justement de transcender les frontières. L’Internet, comme vous savez, agit aujourd’hui comme une force citoyenne qui influe sur les politiques et qui limite leur rayon d’action. L’information circule, donc elle est de plus en plus difficile à manipuler par les gouvernements. Comme toujours, les gouvernements s’y essaient, notamment dans le cadre des guerres. Néanmoins, les choses finissent par se savoir, et relativement vite. C’est la transparence. Car la puissance n’a pas d’odeur. Et aucun pays, aucune société n’est à l’abri d’abuser de cette puissance. La solution n’est pas, comme veut nous le faire croire Washington, d’établir des régimes vertueux mais d’éviter que tout régime, vertueux ou pas, ne puisse abuser de son pouvoir, que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur de ses frontières.

Je terminerai par une note optimiste même si l’actualité ne nous incite pas toujours à envisager l’avenir de manière positive. Il y a un événement qui pour moi a marqué un changement considérable dans notre histoire. Cela se passait en 1991. Non pas Moscou mais dans le cadre de la guerre du Golfe. Pour la première fois dans l’histoire, un pays vainqueur d’une guerre, en l’occurrence les Etats-Unis avec leurs alliés, plutôt que de gonfler les chiffres des victimes adverses, comme on le faisait depuis toujours, fit exactement l’inverse, de manière à ne pas choquer son opinion publique qui, et c’est nouveau aussi, nourrissait en fin de compte un sentiment d’empathie envers l’ennemi. Quelque part, cette tentative bâclée de manipulation de l’information de la part des autorités américaines était un aveu. L’aveu que la guerre, en fin de compte, n’est plus la continuation de la politique mais une faillite de la politique. Donc que la force et la puissance ne peuvent plus être des moyens usuels de la politique. Évidemment, il aura fallu une seconde guerre contre l’Irak pour que cette idée fasse un peu plus son chemin et ça ne sera probablement pas la dernière, mais les choses, me semblent-il, bougent.

Nous savons tous que la grande majorité des dirigeants politiques ont du mal comprendre les grandes mutations historiques tant leur vision se limite à la prochaine échéance électorale ou à la protection de leur pouvoir. Or, c’est bien une mutation historique que nous vivons actuellement. Et c’est à nous citoyens de faire en sorte que cette mutation se traduise par un rejet total de la politique de puissance, celle-ci n’étant qu’un abus de pouvoir à grande échelle. Jusqu’à présent, tous les systèmes de régulation de la politique internationale avaient pour but de gérer la puissance. Désormais, il faudra parler non pas de gestion mais de limitation et même de limitation extrême de la puissance. La démocratie peut tirer la géopolitique vers le haut. Mais la politique de puissance a également l’insidieuse habitude aussi de tirer la démocratie vers le bas, comme l’ont prouvé les épisodes de Guantanamo et d’Abu Graib. La partie est jouable. Mais elle est encore loin d’être gagnée.