Kirghizstan : d’un pouvoir à l’autre, l’impossible consolidation de la légitimité

Karine Gatelier

2010 : une nouvelle alternance violente du pouvoir

Les étapes de la délégitimation du pouvoir qui provoque le soulèvement du 7 avril 2010 :

  • La trahison des compagnons de route : le président Bakiyev a éliminé ceux qui avaient conduit la révolution des Tulipes (mars 2005) à ses côtés, fabriquant ainsi sa propre opposition.

  • La confiscation de la participation politique : les élections parlementaires de décembre 2007 révèlent l’irréalité du système électoral ; la souveraineté du peuple est complètement détournée.

  • Le pillage des ressources nationales et leur détournement au seul bénéfice du clan familial Bakiyev et de ses proches, entraîne une paupérisation constante dans le pays.

Dès lors les leaders de l’opposition qui prennent la tête des émeutes, endossent la légitimité de s’être opposés : de fait, ils sont identifiés comme les représentants des mécontentements de la population. Cette légitimité est en outre renforcée par leur emprisonnement quelques jours avant les émeutes. Ainsi se constitue une communauté de destin des victimes du régime réunissant la population mobilisée et les leaders de l’opposition : pour des raisons économiques (augmentation récente et vertigineuse des prix des denrées alimentaires et de l’énergie) et sur la base d’une répression (persécution des journalistes, des opposants etc.). Cependant, si le gouvernement provisoire est d’abord bien accueilli, sa légitimité est fragile et sa consolidation rendue difficile.

Les personnalités qui forment le gouvernement provisoire ne sont pas inconnues. La plupart a déjà exercé le pouvoir. Peu parmi elles sont charismatiques (c’est le cas de la dirigeante Otumbaeva) et reconnues compétentes.

La prise du pouvoir s’est faite par la force – une nouvelle fois. Cette réalité pose davantage problème aux personnels occidentaux qu’aux Kirghizes eux-mêmes, c’est pourquoi une légitimation fondée sur un processus démocratique et participatif s’impose ; le Kirghizstan est un petit pays qui a besoin d’alliances et vit de l’aide au développement depuis son indépendance. L’annonce de l’organisation d’un référendum ainsi que d’une élection présidentielle sous 6 mois doit remplir cette fonction. C’est également ce qui explique que le référendum du 27 juin a été maintenu en dépit de la déstabilisation profonde du sud du pays où le gouvernement a bien peu d’autorité et de moyens d’action.

La légitimité de la nouvelle équipe trouve par ailleurs une assise dans le soutien, bien que discret, qu’elle reçoit de la Russie. Avant le début de la mobilisation, Moscou avait multiplié les signes de lâchage du régime Bakiev . Par la suite, la Russie reste très prudente dans son soutien au gouvernement provisoire.

La principale source de légitimité du gouvernement provisoire, compte-tenu du contexte immédiat – émeutes et coup d’Etat – et régional – pouvoir autoritaire – proviendra de sa capacité à restaurer la stabilité.

Le contexte immédiat complique sérieusement la tâche du gouvernement provisoire dans la mesure où environ 2 mois après le renversement du régime Bakiyev, des violences ont dévasté les principaux centres urbains du sud du pays (Osh, Jallalabad), causant la mort de quelques 2000 Ouzbeks du Kirghizstan et contraignant à l’exil quelques 100.000 personnes. Un tel déchaînement de violence de la part de Kirghizes, a révélé un peu plus la faiblesse du nouveau pouvoir : une telle violence, jamais vue dans l’histoire récente, du pays, aurait nécessité une intervention rapide et d’ampleur que le gouvernement n’avait, d’une part, pas les moyens de mettre en œuvre, et d’autre part, ne disposait pas de l’influence suffisante pour obtenir le soutien d’un allié (Russie en premier lieu).

Une constante malgré l’alternance des régimes : la recherche du soutien de Moscou. La vision des transitions post-soviétiques par la communauté internationale a conduit à une hostilité croissante à l’égard de l’Occident . Akaev comme Bakiyev et son opposition donnent la priorité au maintient de bonnes relations avec Moscou. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les leaders de l’opposition se sont rendus à Moscou à la veille de leur emprisonnement par le régime de Bakiyev et des émeutes d’avril qui l’ont renversé.

L’environnement régional fait que cette instabilité récente au Kirghizstan est pain béni pour les autocraties régionales (Ouzbékistan et Kazakhstan principalement) : c’est une démonstration supplémentaire que seuls les régimes forts assurent la stabilité. La participation politique de la société, et donc la démocratie, s’en trouvent encore plus discréditées. Elles sont synonymes de pouvoir faible et donc de risque de déstabilisation.

 

La question de la légitimité de l’équipe au pouvoir aujourd’hui à Bishkek est bien délicate à traiter, en particulier parce que l’analyse des massacres d’Ouzbeks dans le sud n’est pas encore achevée. Les manipulations des foules par les politiques des deux bords (gouvernement provisoire et clan Bakiyev retranché) ne font plus de doute, sur le thème d’une instrumentalisation des appartenances nationales/ethniques (Kirghizes et Ouzbeks). Une telle violence est difficilement explicable autrement que par l’affrontement de factions politiques qui ont su mobiliser leurs membres – voire agrandir leur base – contre des promesses. En tout cas, l’analyse ethnique ne tient pas, et ces violences ne sont pas stricto sensu inter-ethniques dans la mesure où la société kirghize n’était pas animée d’un sentiment anti-Ouzbeks. Il a bien fallu l’intervention des leaders politiques pour (ré-)activer les appartenances « ethiques », construites à la période soviétique. Et la nature sadique des violences commises de même queles slogans laissés sur les murs montrent bien que ce niveau-là de l’identité a joué à plein ; quand la situation antérieure laissait plutôt penser qu’il n’était pas des plus pertinents. La sociologie des factions politiques montre par ailleurs qu’elles ne traversent pas le clivage kirghizes – Ouzbeks .

Le clan des Bakiyev et ses alliés cherchaient à déstabiliser le gouvernement provisoire en encourageant à prendre les Ouzbeks pour cible. De son côté, le gouvernement provisoire recherche des thèmes de rassemblement : comme il avait été critiqué, aux premières heures des violences, pour sa proximité avec les Ouzbeks, il a l’air aujourd’hui de vouloir donner des gages aux Kirghizes. Ses services de sécurité maltraitent aujourd’hui les Ouzbeks dans une recherche officielle des responsables des violences, particulièrement difficile à fonder : le bilan des victimes monter qu’elles sont dans une écrasante majorité ouzbèkes.

Pourtant le gouvernement provisoire reçoit le soutien des diplomates occidentaux en poste à Bishkek : très affaibli, sa chute ouvrirait un épisode encore plus dramatique pour le pays. Certains membres de l’intelligentsia de la capitale expliquent que le sentiment d’appartenance à l’Etat est faible, et que nombre de Kirghizes (principalement dans le nord) se verraient bien citoyens d’une province de la Russie. Le sud, quant à lui, est composé d’Ouzbeks et de Tadjiks.

Les questions de l’identité et de l’Etat sont donc au cœur de la crise kirghize. Les modalités de l’exercice du pouvoir fondé sur le factionalisme politique (clan familial, tribal ou régional) laissent bien peu de chances à l’émergence d’une sentiment commun d’appartenance à l’Etat kirghize. Dans ce contexte, il est bon de mentionner l’existence d’une institution politique informelle, le kizgizchylyk qui agit comme un code de conduite également destiné à valoriser une vision idéale des traditions et des traits culturels kirghizes . Les questions qui traversent cette problématique sont celles de sa légalisation et de son institutionalisation. Cette dynamique a un potentiel certain pour nourrir un nationalisme kirghize, qui, s’il n’était pas perceptible avant les violences commises à l’égard des Ouzbeks, semble aujourd’hui observable .