Les processus instituants à la base de la gouvernance

Les enjeux de l’organisation d’une justice et d’une armée nationales en l’Afghanistan

Karine Gatelier, Septembre 2005

Mots-clés

  • Amnistie
  • Commission des droits de l’Homme
  • Démobilisation et ré-intégration des anciens combattants
  • Discrimination ethnique
  • Quotas
  • Afghanistan

Deux étapes essentielles pour construire une collectivité et lui donner les moyens de se projeter dans un avenir prometteur et fondé sur des bases égalitaires : la justice pour réparer les crimes du passé et une armée nationale pour assurer la protection de l’ensemble de la population et construire le monopole de la force légitime de l’Etat.

L’impossible organisation de la justice dans un contexte d’insécurité

La conférence de Bonn réunie en décembre 2001 a tenu lieu de conférence de paix alors que toutes les parties au conflit n’étaient pas présentes. Les Pashtouns étaient largement sous-représentés alors que l’Alliance du Nord tenait une place prépondérante ; les monarchistes qui soutiennent le retour du roi (Groupe de Rome) étaient également présents. Un accord, signé le 5 décembre 2001, prévoyait les modalités d’un gouvernement provisoire. Pourtant, ce texte ne comporte pas de volet sur les dispositions d’un futur appareil de justice de transition. Aucune des parties présentes n’a fait pression dans ce sens. Il était seulement prévu que les parties « déposent les armes et Ĺ“uvrent à la construction d’une société ». Les délégués de la communauté internationale présents à Bonn, et notamment les représentants de l’ONU, savaient que la reconnaissance du passé, d’une façon ou d’une autre, était nécessaire. Mais aucune instance n’a été mise en place pour s’acquitter de cette tâche.

Dans les négociations, deux conceptions se sont affrontées : celle des représentants internationaux qui souhaitaient un dispositif de justice, une interdiction de proclamer une amnistie, la démobilisation des combattants et leur désarmement. Face à eux, les différents camps afghans – tous impliqués dans les combats – se sont élevés violemment contre ces mesures : la moindre critique émise contre les Muddjahidins est assimilée à un blasphème donc l’amnistie s’impose ; le désarmement des combattants est vu comme un déshonneur.

Au final, le texte de l’accord de Bonn ne fait pas mention de l’interdiction d’une amnistie, de la démobilisation et du désarmement. Seuls restent :

• un appel à tous les groupes armés à rejoindre le commandement de la nouvelle administration ;

• une disposition selon laquelle pour participer au gouvernement provisoire, les ministres ne devaient pas être coupables de crimes de guerre, crimes contre l’humanité ou de violations graves des droits de l’Homme ;

• une référence à une Commission des droits de l’Homme qui doit s’occuper des délits du passé et du présent.

Il n’existe toujours pas de grande organisation de défense des droits de l’Homme, ni d’appel pour former un tribunal. Tout le monde semble accepter que la situation est trop complexe et trop fragile pour une telle procédure. Le système juridique actuel est encore incapable de mener des tâches de base, donc impossible pour lui de mettre en oeuvre la responsabilité historique. L’accord de Bonn met implicitement la responsabilité de la justice provisoire à la charge de la Commission des droits de l’Homme. Hamid Karzaï a fait à ce sujet des déclarations contradictoires sur sa volonté d’établir une Commission de vérité mais estime que la justice est un luxe que l’Afghanistan ne peut pas se payer encore. La Loya Jirga de son côté a décidé de faire signer à chaque candidat aux élections présidentielles une promesse qu’il n’a pas tué de personnes innocentes, n’est pas impliqué dans le trafic de drogue et le terrorisme. Enfin, l’Afghanistan est membre de la Cour criminelle internationale depuis le 1er mai 2003 : cette juridiction est compétente pour juger les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité commis dans le pays à partir de cette date.

L’action internationale

Plusieurs organisations internationales de droits de l’Homme ont sondé le terrain auprès de la population et ont conclu que les Afghans ont besoin d’un débat pour étudier les choix qui s’offrent à eux.

• International Center for Transitional Justice, une ONG dirigée par l’ancien vice-président de la Commission Vérité et Réconciliation en Afrique du Sud, a envoyé une mission restreinte pour travailler sur place et étudier les différentes options compte-tenu des expériences internationales.

• Un envoyé spécial de Haut Commissariat aux Réfugiés de l’ONU a appelé une commission d’enquête internationale sur les fosses de Dasht-i Leili, où ont été retrouvés les corps de Talibans afghans et pakistanais qui avaient été faits prisonniers. Il en existe encore d’autres dans le pays suite à des crimes commis en 1997-98. La commission d’enquête internationale vise à établir, au moins, un registre officiel des victimes depuis 1978.

Blocage

Plusieurs raisons expliquent un tel consensus autour d’autant de prudence : la crainte de déstabiliser une situation encore très fragile ou de stabiliser un ordre injuste ; un climat de peur empêche d’entamer des poursuites, l’intimidation est due au manque de sécurité : sans sécurité, les droits de l’Homme ne seront pas respectés. Et malgré les décisions du processus politique et de l’accord de Bonn, le vrai pouvoir reste entre les mains des chefs de guerre. Ce qui aidera l’Afghanistan à avancer, ce n’est pas de se débarrasser de tous les hommes qui ont commis des crimes mais de créer un système d’institutions pour les contrôler et rendre le gouvernement légitime, par la loi, et donc efficace, respecté et respectueux.

 

Le processus doit désormais se concentrer sur la question centrale de la démobilisation, du désarmement et de la ré-intégation des anciens combattants. Pour cela la création d’une administration civile et d’un système juridique et judiciaire est indispensable pour trouver des alternatives d’empois, des formations, des prêts, des bourses, et d’autres formes d’assistance, sans quoi il n’y aura ni paix, ni justice.

L’organisation d’élections avant le désarmement a conduit à la reprise des combats en Angola et au Cambodge. La population a besoin que ses souffrances soient reconnues, c’est pourquoi la Commission des droits de l’Homme devrait préparer un ensemble de propositions pour une discussion publique. Un processus national de documentation, clarifiant le sort des disparus et établissant la vérité sur les massacres. Enfin, pour réduire la peur, le président devrait décréter une amnistie pour tous ceux qui ont pris les armes pour ou contre un gouvernement afghan ou un groupe politique, à l’exception des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité et des crimes de génocide. Mais parallèlement, un processus juste et compréhensif devrait voir le jour, qui permette aux personnes qui ont eu des responsabilités d’admettre leur implication dans des crimes.

La question de la responsabilité en Afghanistan n’est pourtant pas simple : d’une part, les responsables étrangers ne peuvent être poursuivis, dans ces conditions comment justifier de poursuivre les seuls Afghans ? D’autre part, de nombreux individus, compte-tenu de la durée de la guerre et des retournements qu’elle a connus, sont à la fois criminels et victimes1.

Enfin, la justice et l’organisation judiciaire sont détournées de leur mission de service public et se perdent dans les dédales d’une approche religieuse du droit alors que la situation exige le respect de normes de compétence, d’efficacité et de clarté2.

Les enjeux de la formation de l’armée nationale afghane (ANA)

Depuis la fin de la guerre contre les Soviétiques en 1989, l’Etat afghan a connu des tentatives de reconstruction. Les mudjahiddins de l’Alliance du Nord prennent le pouvoir en 1992 et l’armée afghane est essentiellement composée de Tadjiks. Les Talibans, en 1996, tentent d’organiser une armée nationale avec un succès mitigé. En 2001, elle compte 45.000 hommes, aucune structure de commandement et une part importante de volontaires étrangers.

Déjà avant la guerre, l’intégration des régions dans l’ensemble restait faible, la conscience et l’identité nationales manquaient. Dans ces conditions, l’affectation des soldats était un véritable enjeu, ils étaient généralement affectés loin de leur village d’origine. Quand en 1983, cet impératif est abandonné, l’influence de l’Etat s’élargit alors : l’Etat central, désormais incarné par les enfants du pays, rencontre un prestige nouveau. Le gain politique de cette décision est toutefois minimisé par le fait que servant dans leur propre région, les soldats ne sont plus prêts à accepter des ordres injustifiés, notamment de bombardements. Malgré tout, le gain politique demeure supérieur.

Du fait de la composition pluriethnique de la population afghane, les discriminations entre groupes se retrouvaient dans l’armée, entre le commandement et les troupes, sous forme de mauvaises relations qui pouvaient aller jusqu’au châtiment corporel. Pour assurer un meilleur équilibre des représentations, l’armée instaure en 1963 une politique de quotas. Elle eut pour résultat l’augmentation du nombre de non-Pashtouns. En 1992, sous le gouvernement dirigé par l’Alliance du Nord, les Tadjiks sont sur-représentés dans les unités non-combattantes. Les Pashtouns dirigent toujours l’infanterie. Les divisions sont ethniquement homogènes, les Ouzbeks et les Hazaras n’auraient pas été acceptés par les Pashtouns.

L’armée afghane était le berceau de l’ascension sociale, elle s’est politisée dans les années 60-70 et radicalisée pendant la guerre civile avant de se désintégrer. Ce mauvais souvenir rappelle que l’armée doit être politiquement neutre, c’est pourquoi il est indispensable d’insister sur son professionnalisme.

Quelle armée afghane se décide en 2002 ?

Une armée de transition

Il existe une armée de transition mais un consensus se dégage pour construire l’armée nationale afghane (ANA) sur de bases nouvelles, donc l’armée de transition doit disparaître. Elle compte 2500 militaires, organisées en 40 divisions, payés par le ministère de la Défense. La création de ces divisions était un outil politique pour permettre à l’Etat de les faire passer sous son influence mais en réalité elles sont restées sous le contrôle des chefs de guerre locaux. D’autres groupes indépendants, non affiliés, à des chefs ont été également intégrés à cette armée provisoire. Ces divisions sont indisciplinées et mal équipées. En réalité, ces hommes ne reçoivent pas de salaire mais sont seulement nourris. Il n’est pas question de les entraîner, l’objectif semble être que les troupes se démobilisent spontanément. Pourtant cette démobilisation pose des problèmes : ces hommes ne savent rien faire d’autre que la guerre. L’administration afghane, tout en voulant leur démobilisation, ne peut verser une somme suffisante pour les convaincre de quitter l’armée, ni leur proposer un emploi même à court terme. Il a finalement été décidé de garder pour la nouvelle armée seulement les hommes entre 22 et 28 ans. La raison d’être de l’armée de transition est qu’elle sert de réceptacle pour les forces militaires qui ne peuvent être démobilisées immédiatement.

Désarmement

Le désarmement de la population est un autre impératif pour lequel les solutions manquent : comment récupérer les armes auprès de la population alors que les Afghans ont maintenant une identité de combattant tellement ancrée et tant que l’insécurité généralisée continue de régner. Les seules armes qu’ils consentent à rendre sont vétustes et presque inutilisables.

ANA

L’Armée Nationale Afghane doit être restreinte et très professionnelle - bien entraînée et disciplinée - enfin, politiquement neutre. Pour ces raisons, elle doit être constituée de zéro. L’ISAF3 et l’armée américaine ont apporté leur aide. L’accord décidé permet une armée de 60.000 hommes. Une armée plus importante – intégrant les milices - comporterait le risque d’importer les luttes de faction.

Pourtant, comme nous venons de le voir, le contexte afghan rend ces choix difficiles à tenir : par exemple, face à la difficulté de recruter des hommes, il a été décidé que 15% des combattants des anciennes milices participeraient à l’ANA.

L’armée reste animée de discrimination ethnique : le ministre de la Défense, Fahim, l’ancien bras droit de Massoud, est tadjik. Sur les 38 généraux de l’armée, 37 sont tadjiks et un est ouzbek. En plus de ce favoritisme ethnique et politique – les Afghans ne se font pas beaucoup d’illusions à ce sujet - les hommes choisis n’ont pas d’expérience antérieure au sein de l’armée nationale ce qui est particulièrement mal vécu par les militaires. Début 2003, l’armée est composée à 40% de Tadjiks (alors qu’ils représentent 25% de la population) et 37% de Pashtounes (ils sont 42% dans la population). La langue de commandement est le dari (persan parlé par les Tadjiks) et non le pashto. Les critiques au sein de la population afghane, parmi les observateurs internationaux et les officiels américains ont forcé un rééquilibrage des personnels du ministère de la Défense et de l’Armée.

Mais l’équilibre est difficile à trouver : pour garantir le caractère multi-ethnique de l’armée, il faut éduquer les troupes à une attitude plus civique avec les populations civiles. Cela suppose de mettre un terme aux milices privées, objectif impossible à court terme; elles devront cohabiter avec l’armée de transition et l’ANA au moins pour un temps. La variété des langues parlée dans l’armée pose également problème et compromet son efficacité. Par le passé, les bataillons homogènes se sont montrés plus efficaces que leurs équivalents mixtes.

Pour le moment, l’ANA se présente plutôt comme une garde rapprochée : elle peut affronter des menaces mineures mais pas des combats lourds. Le maintien du favoritisme politique offre l’avantage, à court terme, de l’homogénéité mais peut alimenter la frustration de ceux écartés. Une armée plus équilibrée rassurerait les chefs de guerre, et les encourageraient sans doute à envoyer davantage d’hommes de leurs troupes, mais les gagnants de l’actuel rapport de force n’accepteraient pas ce rééquilibrage.

 

Le désarmement est pour le moment lent, sélectif et de façade. L’Armée nationale, qui compte 13500 hommes en juillet 2004, n’est pas encore assez puissante pour prendre le risque d’affronter les groupes djihadistes qui ont conservé leur cohésion. Par ailleurs l’administration afghane est soupçonnée de prétexter son incapacité à assurer la sécurité pour reporter les élections parlementaires (septembre 2005). Elle aurait adressé une demande d’augmenter le contingent de l’OTAN de 4500 hommes4.