Les processus instituants : la réconciliation

L’après-guerre ou l’avènement des divisions ethniques : les obstacles à la réconciliation en Bosnie-Herzégovine

Alexia Stainer, Juin 2006

Mots-clés

  • Réconciliation
  • Reconstruction
  • élections après conflit
  • économie
  • retour des réfugiés
  • Bosnie-Herzégovine

Dans les négociations pour clore un conflit violent, la réconciliation est rarement un enjeu prioritaire. Un processus de négociation se consacre davantage à assurer la participation des acteurs de la guerre dans la création de la paix, et ne vise pas l’évolution à long terme de la situation. Les Accords de Dayton sont un bon exemple : le conflit est pacifié et cantonné au champ politique, mais sans prendre en considération les problèmes sous-jacents du conflit, dont celui de la destruction du tissu social. La logique présente dans ces accords privilégie le rôle de la politique sans prendre en compte l’importance de la réconciliation sociale, et ne s’intéresse pas aux causes de la guerre. Pour cette raison les accords ne peuvent pas garantir la paix et la sécurité à long terme.

Dayton : divisions territoriales et électorales

Le problème fondamental des Accords de Dayton réside dans la création par ces accords de deux entités (la Republika Srpska et la Fédération) constitutives aujourd’hui de la Bosnie-Herzégovine et le rejet, de ce fait, de la viabilité d’un Etat unifié. Les acteurs de guerre ont participé à Dayton « parce qu’il représentait le moment de la définition légitime des résultats de la guerre sur le terrain » et non dans l’esprit d’instaurer une paix durable. En effet, cette condition officialise la soit-disant « purification » ethnique, et renforce la prise de position politique des groupes nationalistes. Cette partition est un obstacle considérable à la réconciliation. Non seulement elle légitime un crime contre l’humanité, mais elle accepte aussi tacitement et élève au niveau constitutionnel les idéaux déclarés de la guerre : les groupes ethniques de la Bosnie-Herzégovine ne peuvent pas coexister en paix.

L’organisation trop rapide d’élections après la signature des accords est une seconde partie de cet obstacle créé par Dayton. Entre leur signature et les élections seulement quatre mois se sont écoulés, ce qui n’a pas permis d’instaurer un sentiment de sécurité parmi les populations. Si ces élections ont permis à la communauté internationale de montrer publiquement son intervention comme un succès, sur le terrain, le vote de la population, traumatisée et instable, s’est basé sur un critère de protection de leur ethnicité, et a mis au pouvoir l’équivalent politique des acteurs de la guerre. Il a dessiné de nouveau sur la carte politique les limites ethnico-territoriales du conflit et a confirmé, cette fois par la voix « démocratique », le rejet d’un Etat unifié.

Pour les partis nationalistes élus à la fin du conflit, cette partition qui a accepté les idéaux irrationnels du conflit, n’est pas une première étape vers la reconstruction du pays mais la réalisation d’un but. C’est dans leur intérêt de voir cette séparation perdurer ; la division des entités garantit le soutien aux nationalistes en assurant leur base électorale : les populations séparées autant par peur que pour des raisons géographiques.

Envisagés sans doute par ses créateurs comme un point de départ pour la reconstruction de la Bosnie-Herzégovine, les Accords de Dayton et la constitution créée par ceux-ci ont été manipulés par les dirigeants du pays pour essayer d’en faire le plan définitif du pays.

La prolongation de cette constitution censée être provisoire s’illustre, par exemple, dans le Parlement de la Bosnie-Herzégovine : les représentants de la Republika Srpska votent constamment contre toute législation qui pourrait centraliser le pouvoir au détriment des gouvernements des deux entités, sans prendre en compte les avantages des réformes proposées. Ils en profitent aussi pour dénoncer tout changement des Accords de Dayton comme « anticonstitutionnel ».

La non-application de mesures inclues dans les accords se fait en parallèle avec ce piétinement sur la question des entités. Cela est notamment visible au niveau de la discrimination entre les ethnies et s’amplifie dans la Republika Srpska par un refus de coopération avec le Tribunal Pénal International pour la Yougoslavie (TPIY) et le maintien d’une force de police séparée qui compte encore des accusés de crimes de guerre.

Plus graves encore, certaines dispositions séparent les populations quotidiennement, et vont parfois jusqu’à l’absurde : les lignes de bus basées en Republika Srpska ne traversent pas le territoire de la Fédération ; les réseaux de radio, de télévision et même des téléphones portables vont jusqu’à être différents pour les quartiers musulmans et serbes d’une même ville, notamment Sarajevo . Le plus inquiétant est peut être qu’en dépit des réformes et de l’unification officielle des programmes scolaires, le phénomène de « deux écoles sous un toit » persiste : les enfants des différentes populations vont à l’école dans le même bâtiment mais suivent des programmes scolaires différents, avec différents conseils d’administration .

Il y a ici deux obstacles étroitement liés : la division territoriale et sociale entre les peuples de la Bosnie-Herzégovine, et les gouvernements nationalistes. La solution à ce problème doit être globale puisque les nationalistes, qui se maintiennent au pouvoir grâce aux divisions sont aussi ceux qui contribuent à la pérennité de ces dernières. Pour sortir de ce cercle vicieux, il serait nécessaire de réduire les peurs réciproques des populations, et créer ainsi une atmosphère politique plus modérée et donc plus favorable aux réformes. Pour ce faire, les incitations peuvent être de deux ordres : des initiatives directes afin de faciliter le contact entre les populations, des mesures indirectes, hors du champ politique, comme par exemple une plus grande collaboration économique qui faciliterait le rapprochement entre les entités,. Une réelle pression internationale pour appliquer des réformes politiques serait un autre élément non négligeable, surtout pour la Republika Srpska.

Problématiques pour le retour des réfugiés

L’encouragement au retour des populations déplacées serait une autre manière de réduire la distance physique et sociale entre les populations. Le retour complet des populations a d’autant plus d’intérêt qu’il renverserait les objectifs et les résultats de la guerre en dépit de la partition. Pour ces deux raisons le retour des réfugiés est un développement contre lequel l’administration actuelle travaille, ou plutôt pour lequel elle ne travaille pas.

Les Accords de Dayton prévoient le rétablissement des populations déplacées, assurent le droit au retour et le droit de vote dans leur région d’origine des populations déplacées par la guerre, en stipulant que les gouvernements doivent créer les conditions nécessaires pour la réintégration de ces personnes.

Aucune barrière explicite n’existe pour empêcher le retour des réfugiés, mais il n’y a pas de mesures qui font la promotion du retour ni de l’aide pour reconstruire des habitations (parfois des villages entiers). Lors des premières élections après la guerre de 1996, seulement 1% de l’électorat a traversé la ligne de partage entre les entités pour voter . Cette absence de déplacement résulte notamment d’une ambiguïté des Accords de Dayton qui stipulent que les citoyens votent là où ils ont l’intention d’habiter. Cette clause a permis aux dirigeants nationalistes d’encourager les populations à voter là où ils souhaitaient qu’elles demeurent : grâce à des aides financières et d’accession au logement. Ceci a non seulement permis de confirmer le nettoyage ethnique avec un «nettoyage électoral» comme nous l’avons déjà mentionné mais aussi de légitimer par voix démocratique les objectifs de la guerre.

En Republika Srpska, le Ministère des Réfugiés et des Déplacés consacre la plus grande part de son budget non à aider le retour des réfugiés vers cette entité, mais à maintenir illégalement les populations serbes réfugiées sur ce territoire pendant la guerre. Ceci constitue un détournement de fonds qui permet aux dirigeants de la Republika Srpska de consolider leur pouvoir et leur base électorale, et aussi de bloquer le retour d’autres ethnies dans l’entité. Cette politique est complétée par une réticence administrative à reconnaître les droits des anciens habitants sur leurs propriétés , à ralentir le rétablissement de la desserte en eau et en électricité pour des habitations reconstruites, et à compliquer l’accès aux services de santé , ce qui est courant dans tout le pays et pas seulement en Republika Srpska.

Ce difficile accès aux services publics pour les réfugiés revenus chez eux décourage le retour des réfugiés quand l’administration devrait au contraire l’encourager. Dans toutes les zones de la Bosnie-Herzégovine, la violence et l’intimidation sont des obstacles au retour des populations. D’après les statistiques de 2004 du UNHCR, les incidents violents contre les réfugiés retournés dans leur région d’origine étaient au nombre de 73 dans la Fédération, 56 en Republika Srpska et de 6 à BrĨko, qui entre autres incluaient le meurtre d’un témoin d’un procès de crime de guerre . Des attaques sont aussi effectuées contre ceux qui offrent de l’emploi à des réfugiés. Il y a très peu d’enquêtes et même moins de condamnations pour ce genre de crime.

Un cas illustre le fait que la violence contre le retour des réfugiés ne peut être évitée, et est parfois même organisée. C’est celui des émeutes organisées lors de la cérémonie qui devait marquer le début de la reconstruction des mosquées de Banja Luka et Trebinje. Cette cérémonie avait une très grande importance symbolique, étant donné que ces deux mosquées avaient été rasées au cours de la guerre dans une des régions dans laquelle le nettoyage ethnique fut des plus féroces. L’existence de tracts appelant à manifester contre cet événement montre que la violence qui est survenue n’était pas spontanée mais organisée à l’avance. Ceci suggère la complicité des autorités de la Republika Srpska puisque aucune mesure n’a été prise pour empêcher l’éclatement de la violence. Le rôle des autorités dans ces émeutes est d’autant plus suspect qu’aucune enquête n’a donné de conclusions sur ces événements .

Le retour dans la région d’origine ne sera pas considéré comme une option sûre et durable tant que les populations ne pourront pas faire confiance aux dirigeants d’autres ethnies pour maintenir la sécurité. Pour que ceci soit possible, il faut que des réformes mettent en place une justice impartiale et effective, et des forces de l’ordre dans lesquelles on ne trouve pas de personnes suspectées d’avoir commis des crimes de guerre, un problème qui est récurrent notamment dans la police de la Republika Srpska .

Economie

Cette volonté de figer les déplacements provoqués par la guerre est contre-productive car les populations déplacées sont en réalité un fardeau pour l’Etat, ce qui ralentit la croissance économique : ceux qui sont déplacés et qui n’ont ni maison ni travail sont soutenus par les administrations pour pérenniser les effets du nettoyage ethnique. De plus les problèmes économiques de la Bosnie-Herzégovine exacerbent les tensions inter-ethniques. Le retour de réfugiés est non seulement un retour d’ennemis ethniques mais aussi de concurrents pour les moyens de vivre. Dans ce contexte d’incertitude, les nationalistes sont les seuls en qui les différentes populations ont confiance pour protéger leurs intérêts. Ceci permet d’alimenter le cercle vicieux déjà mentionné. L’économie déjà fracturée et corrompue est maintenue dans cette situation par la passivité des nationalistes ce qui a pour conséquence d’entretenir les tensions propices à nourrir le phénomène.

Un autre élément de la division économique est le faible échange commercial entre les deux entités. Ceci n’est pas dû tant à une réticence à faire du commerce ensemble que du fait de la complexité du système. Les taxes exorbitantes et les démarches administratives entre les entités font qu’il est bien souvent plus intéressant de travailler avec des pays voisins .

De plus, il y a dans l’embauche une grande discrimination contre les minorités ethniques régionales, dans le secteur privé comme dans le secteur public. Cette tendance est plus marquée là où le nettoyage ethnique était le plus féroce . Dans les régions, la proportion d’employés d’ethnies différentes reste la même qu’après le nettoyage ethnique. Dans ces cas précis, prouver un incident de discrimination est difficile car les licenciements ont souvent lieu pour des raisons économiques, bien que ceux qui perdent leur emploi appartiennent tous à des minorités ethniques. En plus de cette dissimulation de la discrimination ethnique derrière les motifs économiques, les minorités subissent aussi une discrimination devant les tribunaux qui appliquent avec réticence les lois en leur faveur, et manquent de moyens financiers.

Dans les cas de licenciements discriminatoires subis pendant la guerre, la loi prévoit un dédommagement car ils sont considérés comme une violation des droits de l’homme. En réalité cette mesure est ouverte à peu de personnes, et représente une somme dérisoire. Deux cas illustrent bien combien le droit aux dédommagements est restreint. Le premier est arrivé dans la fabrique Aluminji à Mostar, région majoritairement croate. Cette industrie demande aux ex-employés non-croates d’obtenir de la documentation, financièrement inabordable, pour prouver leur droit à être dédommagés . Le deuxième exemple est d’ordre juridique : il existe dans la Fédération une loi qui enlève le droit aux dédommagements à tous ceux qui ont trouvé un nouvel emploi. Cette législation touche notamment les populations déplacées puisque ces dernières ont probablement dû reprendre un travail pour pouvoir subvenir à leurs besoins.

Un autre problème se pose quant au retour à l’emploi. En effet les réfugiés qui reviennent dans leur région d’origine ne peuvent pas automatiquement retrouver leur emploi perdu pendant la guerre, puisque ceux qui assurent ces emplois aujourd’hui ont signé des contrats légalement valables .

A nouveau, la solution à ces problèmes économiques peut en partie venir de la volonté des dirigeants d’appliquer des réformes et un niveau de protection des droits plus élevé. Une économie viable permettrait de créer des contacts entre les populations en plus de créer des conditions plus favorables à l’entente inter-ethnique. Elle permettrait aussi d’élever le niveau de vie de tout le pays.

Trois populations, trois vérités

Toutes les populations de la Bosnie-Herzégovine se considèrent comme des victimes de la guerre, et particulièrement la population serbe qui se considère comme une victime non reconnue, faussement accusée d’être la seule coupable.

Cette mémoire collective sélective perpétue les causes de la guerre (la non-confiance en l’autre, exacerbée par des dirigeants pour des objectifs ethnico-territoriaux) et permet à chacun de nier toute responsabilité pour le passé tout en réclamant la reconnaissance de sa souffrance. Tant qu’une histoire commune ne sera pas acceptée par tous, la réconciliation peut difficilement être construite. L’acceptation des fautes et des responsabilités de tout un chacun constitue un préalable à la réconciliation permettant aussi de partager les torts et reconnaître les souffrances de toutes les populations.

Le Tribunal Pénal International pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) avait la possibilité de créer une histoire unique pour le pays, mais a perdu cette capacité du fait de l’image de ce tribunal, considéré comme l’instrument politique de la communauté internationale. Ceci a pour conséquence que les jugements du TPIY n’éclaircissent pas les événements de la guerre mais plutôt que chacun les réinterprète comme une preuve de son statut de victime.

Mais la Bosnie-Herzégovine a besoin de créer une histoire commune et une vérité qui soit acceptée par tous, sinon la haine et la négation de l’histoire de l’autre seront transmises aux prochaines générations. Il serait peut-être positif pour la Bosnie-Herzégovine d’avoir un processus interne et neutre, reconnu accepté par toutes les populations, qui enquêterait sur les événements de la guerre pour en faire une histoire unique, surtout qu’une enquête menée par le Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD) montre qu’une grande proportion de la population serait favorable à la mise en place d’une commission de vérité et de réconciliation . L’augmentation du nombre de jugements de cas de guerre dans des tribunaux en Bosnie-Herzégovine serait peut-être un autre moyen pour rendre les procès plus acceptables aux Bosniaques, mais ce moyen n’est pas utilisable pour le moment, car les tribunaux locaux n’ont pas les moyens ni l’impartialité nécessaires pour juger les accusés de crimes de guerre. Le nationalisme encore présent en Bosnie-Herzégovine se traduit encore aujourd’hui par un favoritisme envers l’ethnie majoritaire d’une région, favoritisme qui se retrouve dans les jugements rendus.

Conclusion et perspectives

La réconciliation demande l’assurance de la non répétition des événements passés, et la reconstruction de la structure sociale par la justice, la démocratie et la prospérité économique. La réconciliation individuelle, dans le sens du pardon et de la volonté de vivre ensemble, ne peut pas être légiférée ni forcée, mais peut être encouragée par les bases favorisant la cohabitation. C’est seulement par la création de conditions stables permettant la coexistence qu’une paix durable et une éventuelle réconciliation peuvent être atteintes.

Les Accords de Dayton ont été créés par un compromis en vue d’une réconciliation politique qui devait permettre la fin du conflit armé. Ils n’ont pas pris en compte les causes du conflit. Au contraire cette démarche a contribué à mettre les nationalistes au pouvoir grâce à la peur collective et à maintenir la séparation des populations ainsi que la destruction de la société créée par la guerre.

La plus importante des conditions à créer pour une diminution de ces tensions est la sécurité de tout individu. Ceci implique l’instauration d’un état de confiance entre les forces de l’ordre et les populations, ainsi qu’un pouvoir judiciaire et des forces de sécurité unifiées et impartiales. Pour que ceci puisse être accompli, il faut que la communauté internationale maintienne une pression sur le gouvernement de la Bosnie-Herzégovine et des deux entités afin que soient créées et appliquées les réformes appropriées. Cette pression doit viser, en priorité mais pas seulement, la Republika Srpska du fait qu’elle manifeste une plus grande autonomie depuis la réactivation du projet de « Grande Serbie » après le referendum du Monténégro.