Les processus instituants : la justice
Le Tribunal Pénal Internationale pour l’ex-Yougoslavie : justice internationale en Bosnie-Herzégovine
Alexia Stainer, Juin 2006
Mots-clés
- Justice internationale
- Reconstruction
- vérité et réconciliation
- légitimité
- Bosnie-Herzégovine
Dans un contexte d’après-guerre, la justice est appliquée comme faisant partie d’un ensemble de stratégies pour la reconstruction et le rétablissement des institutions et de l’ordre public. Le Tribunal Pénal International pour la Yougoslavie (TPIY) est une instance de cette stratégie, qui en théorie devrait aider le processus de reconstruction et de réconciliation en reconnaissant officiellement les victimes et les survivants du conflit, ainsi qu’à travers le partage des responsabilités implicites dans ses jugements. Dans le contexte de l’ex-Yougoslavie, vu à travers le cas de la Bosnie-Herzégovine, plusieurs facteurs, liés à la mise en place du TPIY, ont fait que le tribunal a eu peu d’effets positifs sur la reconstruction
Légitimité
Une des conditions préalables à la réconciliation et la reconstruction est la légitimité du
tribunal aux yeux de la population concernée. Sans cette légitimité un tribunal ne pourra accomplir qu’un travail purement judiciaire. Sa reconnaissance des victimes et la condamnation des coupables auraient peu d’effet sur la société. La mise en œuvre du Tribunal Pénal International pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) a été faite pendant la période de la guerre en Bosnie-Herzégovine sans prendre en considération l’effet que cela pourrait avoir sur la légitimité du tribunal. Le fait que le TPIY a été créé avant la fin du conflit en ex-Yougoslavie, après un échec de médiation, est considéré par certains comme l’évidence que ce tribunal a été constitué tout simplement pour servir d’arme judiciaire à l’OTAN et à l’ONU. Cette perception a été confirmée dans l’esprit de certains par l’inculpation de Milosevic pendant le bombardement de la Serbie par l’OTAN . Cette inculpation peut être considérée comme une utilisation du tribunal afin de justifier ce recours à la violence et « afin d’affaiblir l’adversaire, pour pouvoir mieux le frapper, en le désignant à la vindicte publique sous une forme apparemment judiciaire » .
Non seulement le moment de sa création affecte la légitimité du TPIY, mais aussi le contexte de sa création, et la forme qui a été donnée au tribunal. Un élément de ce problème est le fait qu’un mécanisme créé par la communauté internationale ne peut pas, malgré les idéaux, être neutre. Tout projet d’Etat aura une certaine part d’intérêt national dans sa motivation qui peut l’amener à être utilisé à des fins politiques ou, au mieux, à être perçu comme tel. Ce danger d’être perçu comme outil de contrôle politique est d’autant plus présent dans le cas du TPIY qu’il a été créé par le Conseil de Sécurité de l’ONU plutôt que par l’Assemblée Générale avec l’approbation de la majorité des Etats, selon la procédure habituelle . Ses créateurs ont en plus donné au TPIY le pouvoir d’identifier une menace contre la paix, ce qui n’est pas une fonction judiciaire et qui engage donc le tribunal directement dans le domaine politique .
Dans le contexte plus spécifique de la Bosnie-Herzégovine la perception d’un tribunal non légitime est surtout présente parmi les populations serbes. Ces populations considèrent que l’Europe est contre elles, et que par voie de conséquence, le TPIY est aveugle à leur part de souffrance subie lors des conflits survenus dans la région. Ceci est visible à travers le témoignage d’un Serbe de Bosnie-Herzégovine originaire de Pale (région en majorité serbe en Bosnie-Herzégovine) qui voit dans le faible nombre de musulmans comparus devant le TPIY l’influence de ce préjugé européen . En outre la publication des actes d’accusation contre Karadzic et Mladic avant la fin du conflit peut être considérée comme une utilisation du tribunal, contre les populations serbes. Cette perception de préjugés dans les actions du TPIY ne contribue ni à la reconstruction d’un pays unifié, ni à un projet de justice, mais elle renforce les divisions et les appartenances ethniques.
Forme et fonctionnement
Certains éléments de la forme du TPIY mettent en question la légitimité du tribunal. Cette mise en question fait tort au tribunal car elle figure comme un élément de la défense des accusés. L’exemple le plus notoire de cette démarche est celui de Milosevic qui a refusé de reconnaître le tribunal. Les éléments mis en question par ceux qui s’opposent au TPIY sont notamment sa juridiction rétrospective , et le biais accusatoire perçu dans le tribunal.
Ce deuxième élément consiste en deux points. Premièrement, en cas de nécessité, l’identité d’un témoin peut être protégée et la provenance de la preuve n’est pas obligatoirement déclarée. Ces mesures sont normalement exceptionnelles, mais pour le tribunal, la situation de la guerre en ex-Yougoslavie était elle-même exceptionnelle et « justifiait une dérogation généralisée des procédures judiciaires normales » , des mesures dénoncées comme un désavantage pour l’accusé . Deuxièmement, la défense reçoit seulement 13% du budget du tribunal , qui fait du TPIY un véritable mécanisme d’accusation.
Ces questions, bien qu’abordées pendant le premier cas au TPIY, n’ont pas été résolues finalement car peu de crédibilité peut être accordée à l’auto-déclaration de compétence qu’a faite le TPIY dans le cadre du procès Tadic.
La forme du TPIY, et notamment la protection des témoins n’est pas uniquement un problème pour la défense. La protection physique des témoins est seulement garantie pendant la durée de leur présence au tribunal, mais aucune protection n’est accordée au témoin et à sa famille en dehors de cette période . Ceci est d’autant plus grave que la violence en Bosnie-Herzégovine à été commise entre habitants des mêmes villages et quartiers, et le témoin qui rentre chez lui peut se retrouver à côtoyer son bourreau ou ses proches. Une telle situation a de graves conséquences : en Croatie, un membre d’une milice qui avait témoigné au tribunal s’est fait assassiner à son retour dans son village natal en 2000 .
Le problème de protection des témoins est lié à un problème plus vaste : les moyens à la disposition du TPIY, face à l’échelle de la violence survenue en ex-Yougoslavie. Cette incompatibilité de moyens et de travail en plus des problèmes de coopération avec les Etats fait que le tribunal ne peut pas accomplir un travail satisfaisant. En Bosnie-Herzégovine l’opinion publique a une perception négative du travail du TPIY due à la lenteur des procédures et au fait que les condamnations sont considérées trop clémentes .
Un dernier élément qui réduit l’impact du TPIY en Bosnie-Herzégovine et contribue à son image négative est son emplacement. Le fait d’être à la Haye ne peut qu’augmenter le sentiment que le TPIY est un mécanisme extérieur avec des priorités extérieures. Deux conséquences en découlent. Premièrement, à la suite de la guerre une réforme de la police et du pouvoir judiciaire est impérative pour rétablir la sécurité et la confiance. Un tribunal local, même s’il est de forme internationale, peut donner lieu à un partage des compétences et un rétablissement de la force du droit national. Sans cette possibilité la police et le pouvoir judiciaire en Bosnie-Herzégovine demeurent incompétents, corrompus , et incapables de poursuivre au niveau local le travail de justice commencé par le TPIY.
La deuxième conséquence, qui laisse persister les problèmes de légitimité du TPIY, vient de l’extériorité de la justice internationale face à « l’intimité » des crimes commis. Cette position fait que les jugements de culpabilité peuvent être rabaissés par ceux qu’ils concernent comme des jugements basés sur l’incompréhension plutôt que sur des torts réels. Cette extériorité est plus aiguë du fait que le TPIY n’as pas été créé par demande populaire mais, comme déjà souligné, par la communauté internationale, et la Bosnie-Herzégovine a été soumise à sa juridiction par les Accords de Dayton.
Le résultat de ces démarches est que le TPIY est une création extérieure, sur demande extérieure, et d’une forme faite à partir de choix et de critères extérieurs. Considérée de cette manière il n’est pas étonnant que la légitimité de ce tribunal soit souvent remise en question.
Politique nationale
Les accusations d’ingérence affectent évidemment la contribution que le TPIY peut apporter à son travail de justice car le tribunal international est dépendant de la volonté politique nationale. Ceci est démontré par le fait que le tribunal de la Haye attend toujours de voir arriver les accusés les plus notoires (depuis la mort de Milosevic) : Radovan Karadzic et Ratko Mladic. La perception de portée politique dans les jugements du tribunal affecte la volonté des entités de la Bosnie-Herzégovine de coopérer avec ce projet de justice. L’exemple le plus symptomatique est celui de la Republika Srpska qui, en 2001, prétendait n’avoir aucun criminel de guerre sur son territoire en dépit de preuves du contraire, la plus absurde étant le fait qu’un inculpé se rende aux représentants du TPIY à Banja Luka quelques jours après cette affirmation . Ce manque de coopération est problématique du fait que le tribunal est dépendant des administrations nationales pour lui livrer les suspects : une administration qui en Bosnie-Herzégovine est fortement nationaliste et qui protége encore les criminels de guerre, considérés parfois comme héros de la cause ethnique.
De ce fait les principaux suspects ont, jusqu’a maintenant, échappé au procès et il n’y a eu aucune détermination de responsabilité pour les crimes commis en Bosnie-Herzégovine. Ceci permet à chaque population de se considérer comme victime et aux dirigeants de continuer leur politique nationaliste et discriminatoire.
Les procès de crimes de guerre sont un affront à une identité morale collective, et en ces circonstances le déni est tout simplement une défense de tout ce qui est cher . Le fait que le projet de justice en Bosnie-Herzégovine soit un projet sans appartenance locale ne fait que rendre plus facile ce déni, et permet la réinterprétation de tous les jugements du tribunal comme preuves de victimisation, ce qui sert à confirmer les divisions résultant de la guerre.
Ces critiques ne veulent pas dire que le TPIY n’a aucune utilité, en effet il est important au niveau global pour combattre l’impunité des dirigeants et acteurs dans des cas de crimes de masse contre l’humanité, et dans le cadre de l’effet des jugements en tant que punition contre des individus. Par contre les problèmes traités ci-dessus ont affecté l’impact potentiel du TPIY sur la situation inter-ethnique en Bosnie-Herzégovine, et la reconstruction du tissu social. Les problèmes de légitimité ont eu comme effet, que très peu d’accusés ont reconnu leur responsabilité, conduisant à la négation par les partis politiques et la population des causes et événements du conflit .
En plus du manque de légitimité locale, un processus de justice mené à un niveau international est limité dans ce qu’il peut accomplir après un conflit comme celui de Bosnie-Herzégovine. Les acteurs principaux du conflit peuvent être condamnés au niveau international, et de ce fait servir à reconnaître les responsabilités et le mal fait d’une manière globale, mais cette condamnation peut avoir moins d’effet sur le quotidien de quelqu’un qui partage son village avec son tortionnaire.
Solutions
Le manque de compréhension et de consultation au niveau local fait que le TPIY a un effet très limité sur la reconstruction et la réconciliation possible en Bosnie-Herzégovine. La consultation locale est essentielle pour que le modèle de justice choisi soit approprié et lié à la fois au contexte, et aussi à un sentiment d’appartenance au processus. La localisation d’un tribunal dans la région qui le concerne serait aussi une chose positive pour la visibilité du procès et pour la reconstruction du fonctionnement de la justice locale. Pour le TPIY il est trop tard pour instituer ces changements, ce qui ne veut pas dire qu’il n’existe pas d’autres solutions pour rendre son travail plus efficace.
Une solution possible au problème de légitimité serait de partager le travail de la justice avec les tribunaux nationaux. Pourtant ce n’est pas une option idéale. La plupart des procès, outre le manque de fonds et de capacité , ont comme accusés des membres de la minorité de la région .Ceci n’est pas un effet du TPIY, mais plutôt une partie de son problème qui survient surtout à cause de l’omniprésence de nationalistes à tous les niveaux du pouvoir. La solution serait d’accompagner la justice avec d’autres actions, telles qu’une commission de vérité et de réconciliation. En Bosnie-Herzégovine un sondage sur le processus de transition a démontré que l’opinion publique comptait à la fois sur la justice et en même temps sur l’idée d’une commission de vérité et de réconciliation .
Le travail du TPIY en Bosnie-Herzégovine nous montre qu’en dépit de la théorie, la mise en œuvre d’une justice qui a un effet réel sur la réconciliation sociale est compliquée et dépend de contextes spécifiques. Ceci ne contredit pas le fait que la justice puisse être un outil inestimable pour la réconciliation, mais souligne que toute stratégie de reconstruction doit être développée à partir des besoins intérieurs et non pas imposée par une action extérieure.
En dépit des dix ans qui se sont écoulés depuis la signature des Accords de Dayton, la population de la Bosnie-Herzégovine n’est pas encore sortie de son état de guerre. Les divisions entre les populations persistent, et la nouvelle génération, qui n’a jamais connu l’avant-guerre grandit avec les mythes de l’adversité ethnique comme seule vérité. Il faut remédier à cette situation de toute urgence, et trois démarches peuvent servir pour aider à créer un sentiment d’identité partagée. La première, bien évidemment, est l’enseignement d’une histoire unique du pays dans toutes les écoles, ce qui ne se fait pas en Bosnie-Herzégovine aujourd’hui. Deuxièmement, la création d’une commission de vérité pour enquêter sur les événements de la guerre afin d’établir des archives uniques, légitimes aux yeux d’une majorité de la population. La dernière démarche serait l’établissement d’une histoire unique et partagée de la guerre, grâce à des procès au niveau des tribunaux locaux. Ces tribunaux, par leurs condamnations, pourraient détruire l’idée des criminels de guerre comme héros plus facilement que le TPIY .
Par contre les efforts de reconstruction sociale et de réconciliation en Bosnie-Hérzegovine pour être effectifs, ont besoin de sortir du domaine de la justice et de la vérité. La croissance économique peut également promouvoir la réconciliation puisqu’elle permet d’éliminer un certain sentiment d’insécurité lié, comme dans le cas de la Bosnie-Herzégovine, à la présence de l’autre ethnie ou au retour du réfugié dans sa région d’origine. L’idée de compétition autour des moyens de subsistance, déjà difficiles à trouver, à tendance à disparaître. La diminution des tensions inter-ethniques aurait pour corollaire que le travail de la justice paraîtrait moins comme une attaque sur les identités de chacun, et pourrait créer des circonstances plus favorables à un rapprochement social. De plus l’action dans le domaine économique serait non-négligeable dans un pays qui présente 40% de chômage . En plus, puisque le pays offre peu d’avenir, il souffre d’une fuite considérable de ses intellectuels. Face à la passivité des dirigeants et à la dépendance envers la communauté internationale, un changement en Bosnie-Herzégovine qui permettrait l’accomplissement du travail de la justice du TPIY et une vraie prise de responsabilité, demande une considérable effort venant à la fois de l’intérieur et de l’extérieur afin d’entreprendre des réformes.