L’impulsion du processus de transition : des dynamiques extérieures dominantes

Karine Gatelier, Septembre 2005

Mots-clés

  • Sortie de conflit
  • négociations de paix
  • indépendance
  • réforme de l’Etat
  • processus de transition
  • Ouzbékistan
  • Afghanistan
  • Afrique du Sud

L’ouverture d’un processus de transition tient à un changement remarquable dans la vie politique de l’Etat. Dans le cas d’un conflit armé comme d’une confrontation entre un pouvoir dictatorial de type soviétique et une opposition, une modification des rapports de force conduit les belligérants, ou les groupes antagonistes, à négocier.

Dans certains cas, l’impulsion donnée à ce processus peut être le résultat de facteurs dominants extérieurs au pays étudié. Ces dynamiques externes rencontrent le plus souvent un contexte interne favorable au changement mais qui n’aurait pas atteint un tel degré de changement sans elles. Ainsi la convergence des intérêts est généralement un moteur de réussite de la transition. L’Ouzbékistan, l’Afghanistan et l’Afrique du Sud nous aideront à illustrer ces analyses.

La dichotomie sur laquelle est fondée cette analyse – dynamiques externes / dynamiques internes – permet en réalité de dégager des tendances dominantes dans les processus de transition et dans leur déclenchement. La convergence des intérêts entre les acteurs internes et externes est essentielle pour la réussite du processus et la dichotomie interne / externe permet d’analyser la nature de l’impulsion au changement, non la totalité des facteurs qui l’ont rendue possible. Ainsi dans les cas que nous étudions, le contexte intérieur repose souvent sur des situations qui pourraient perdurer (impasse, enlisement des conflits) sans l’effet déclencheur d’un changement sur la scène internationale.

Ouzbékistan

L’Ouzbékistan était une des républiques soviétiques et aurait pu le rester encore longtemps si l’URSS n’avait pas disparu. La rupture historique intervenue en septembre 1991 a bien été provoquée par l’effondrement de l’Union soviétique. Avant cela, la vie publique de cette république centrasiatique s’était animée, depuis les réformes initiées par Mikhaïl Gorbatchev, de quelques partis politiques (nationalistes pour la plupart) ainsi que des manifestations qui réclamaient une plus grande autonomie politique et culturelle. Mais ni l’un ni l’autre de ces phénomènes n’aurait suffi à conduire cette république à l’indépendance. Il a bien fallu le coup d’Etat manqué des conservateurs russes à Moscou en août 1991 et la déclaration d’indépendance de la République de Russie pour produire l’effet en chaîne des indépendances dans les républiques qui ne l’avaient déjà fait. Les dirigeants de toutes les républiques d’Asie centrale ont soutenu les putschistes de Moscou et quelques semaines après ont déclaré leur indépendance. Elles ont d’ailleurs été les dernières à le faire, au début du mois de septembre 1991.

Le cas de l’Ouzbékistan, qui pourrait assez facilement être transposé aux républiques voisines, est le cas le plus évident où l’impulsion au changement est venue de l’extérieur. Quel contexte favorable y a-t-elle rencontrée ? La population elle-même n’a pas été un moteur de l’accession à l’indépendance même si elle a, par la suite, éprouvé une grande fierté d’accéder au statut de nation souveraine. La classe dirigeante, en revanche, a été l’acteur majeur de cette transition vers l’indépendance, elle se l’est réappropriée au point de la présenter comme sa réalisation propre. Au prix d’une réécriture de l’histoire et de la survalorisation de la profondeur historique de la nation ouzbèke, elle a justifié une indépendance tant attendue, vue comme la restauration de l’Age d’Or de l’époque timouride.

L’élite en place au moment de l’indépendance a donc conservé les rênes du pouvoir et a continué à gouverner avec les méthodes qu’elle avait toujours pratiquées : un autoritarisme fondé sur le clientélisme clanique. Les chances laissées à la démocratie, esquissée avec la perestroïka et la glasnost’, ont fait long feu. L’espace politique a été fermé dès l’indépendance au prétexte de la difficile transition qui attendait le pays et des risques de chaos que constituaient les différentes forces en présence, islamistes notamment, puisque c’est la menace qu’a toujours brandi le président ouzbek.

Afghanistan

Lors de l’offensive de la coalition armée, dirigée par les Etats Unis, en octobre 2001, l’Afghanistan était en état de guerre prolongée, depuis 1979 suite à l’invasion soviétique et après 1989 en proie à une guerre civile. Le pouvoir taliban installé en 1996 avait amené un semblant de paix mais leur autorité ne s’étendait pas à tout le pays. La résistance était toujours active et les combats se poursuivaient.

Parallèlement aux combats sur le terrain, depuis 1998, un certain nombre d’acteurs politiques afghans se rencontraient pour tenter de mettre en place les conditions de négociations de paix. Parmi eux se trouvaient des représentants de deux camps : les partisans de l’ancien roi (démocrates, libéraux) et les membres modérés du Front islamique uni (Alliance du Nord), au pouvoir à Kaboul en 1992 et en lutte contre les Talibans depuis 1996. Ils représentaient ce que l’on a appelé le « Groupe de Rome ». Les discussions concernaient la crise et le retour à la paix, l’organisation de la loya djirga (assemblée) et des structures permanentes pour la rendre possible. Hamid Karzaï, futur premier président afghan, faisait partie du Groupe de Rome. Il représentait les intérêts ici convergents entre l’Iran et les Etats Unis à qui il assure de tout faire pour éviter le retour de la monarchie à Kaboul. Il était plutôt favorable au Front islamique uni. Une forte activité diplomatique s’était donc développée à cette période autour de l’ancien roi et de ses représentants, des Afghans de l’élite exilée, des représentants des Talibans, du Front islamique uni. Des contacts ont également été pris avec les notables, les anciens moudjahidins, les oulémas et surtout des Talibans dissidents.

La dynamique de l’organisation de la loya djirga menée par le groupe de Rome s’essoufflait et se trouvait dans une impasse quand les attentats du 11 septembre 2001 ont radicalement changé la donne et impulsé une nouvelle dynamique. L’intervention militaire d’une coalition internationale dirigée par les Etats Unis à l’automne 2001 précipita les événements : une conférence de paix s’est ouverte à Bonn fin décembre 2001 conduite par les Nations Unies, avec pour mission d’installer une gouvernance des Nations Unies.

Une convergence d’intérêts fortuite ?

L’intervention militaire de la coalition internationale en Afghanistan répondait aux besoins des pays occidentaux en matière de sécurité : la présence supposée des responsables des attentats de Manhattan en septembre 2001 dans le pays, accueillis et protégés par le régime des Talibans, conditionne l’offensive contre ce régime. Leurs besoins ont alors rencontré ceux de la résistance afghane qui cherchait à reprendre le pouvoir et ceux de la population qui désapprouvait le pouvoir taliban. Enfin une nouvelle convergence est apparue avec la population afghane, lasse des années de guerre et qui ne faisait plus confiance à l’élite dirigeante, fractionnée sur le territoire et incarnée par les chefs de guerre. Le volet militaire de l’opération, dans un premier temps, puis civil par la suite avec la ré-organisation de l’Etat, se sont déroulés dans un semblant de consensus. Pourtant, des poches de résistance se maintenaient, essentiellement dans le Sud du pays, constituées par les Talibans opposés à l’ingérence étrangère dans le pays.

La personne de Hamid Karzaï, du fait de son statut extérieur au jeu politique national, a été d’abord favorablement accueillie. Cependant les acteurs politiques, nombreux sur la scène afghane, restent motivés par des intérêts qui ne rencontrent pas ceux de la population afghane. Par ailleurs, les ambitions de la communauté internationale en matière de construction d’Etat et de démocratisation sont très élevées.

De la convergence des intérêts de la communauté internationale et de la population a pu apparaître une certaine interdépendance : entre les Etats Unis, et les autres Etats occidentaux qui craignent autant qu’eux le terrorisme islamiste, et le peuple afghan, impatient de voir concrétisées la pacification, la réorganisation de l’Etat et la neutralisation des rivalités de pouvoir entre les chefs de guerre. Le processus de transition en Afghanistan n’est pas achevé mais, déjà, on peut voir émerger les signes d’un rejet croissant des acteurs internationaux visés par des attentats terroristes de plus en plus nombreux depuis l’été 2005. Enfin, les perspectives positives de l’évolution du processus se font attendre : manque de moyens financiers et de ressources propres de l’Etat central afghan, concurrencé par des acteurs politiques hostiles, soutenus par certains acteurs étrangers (militaires notamment).

Afrique du Sud

L’industrialisation du pays au cours des années 50 représente un facteur influent dans la dynamique du conflit. Jusque là, la société était principalement agricole, la main d’œuvre non éduquée et disséminée sur l’ensemble du territoire national. Avec les débuts de l’exploitation minière, la société a eu besoin d’une main d’œuvre plus qualifiée et disponible dans des régions spécifiques. Cette concentration de la population ouvrière a modifié la géographie urbaine en créant les townships. Ces pôles d’habitation étaient isolés par la distance et les infrastructures des grandes villes : seule une route les reliait à la ville ; l’unique moyen de transport était le train ou l’autobus. Cette urbanisation, isolée et homogène dans sa population, a largement facilité l’organisation d’une résistance contre l’Apartheid en rendant possible les grèves de masses. Les Blancs avaient établi cette configuration afin de pouvoir contrôler la population noire et dans le même temps, elle facilitait le contrôle, par les Noirs eux-mêmes, de la mobilisation et de la solidarité pendant les grèves. Des petites unités placées aux arrêts de bus et dans les gares suffisaient pour contrôler l’ensemble des mouvements de plusieurs milliers de personnes. C’est ainsi que ces lieux sont devenus l’élément mobilisateur central de l’opposition contre le régime. Il en résulta une corrélation entre la répression massive du gouvernement et la médiatisation de la situation d’oppression à l’échelle internationale, ce qui aboutit à une forte pression internationale sur le gouvernement sud-africain.

Evolution du contexte international

L’évolution des mentalités au sein de la société sud-africaine a permis l’amorce d’un dialogue qui a finalement créé les conditions d’une sortie de crise. Cependant elle a été initiée depuis l’étranger, du fait du militantisme d’individus mobilisés au sein de « comités anti-Apartheid » en Europe et en Amérique du Nord qui eux-mêmes avaient été créés par l’activisme des Sud-africains noirs en exil ou réfugiés politiques. Dans le pays, même la plus importante des voix parmi les Noirs n’a eu qu’une influence très limitée sur les Blancs qui étaient majoritairement insensibles à la situation tellement la société était clivée, chacun menant des vies complètement séparées.

Les Sud-Africains blancs, d’origine britannique, surtout s’identifiaient fortement à la Grande-Bretagne et l’Occident en général. Ils lisaient la presse internationale et étaient par conséquent en contact avec l’opinion internationale. Les positions internationales sur la question provoquaient chez eux un sentiment d’isolement. Sont par la suite venus s’ajouter les mots d’ordre d’embargos sur les produits commerciaux sud-africains et les bannissements des compétitions sportives. Une étude de l’époque montre un fort désir de la part de la population sud-africaine blanche d’être réintégrée au club des nations occidentales2. C’est bien la pression de l’opinion publique internationale qui a forcé au changement.

La fin de la Guerre froide est le second facteur international déterminant dans la sortie du conflit sud-africain. Privé de son cadre idéologique, ce conflit cessait d’être le combat des opprimés contre les tenants du capitalisme pour devenir une banale lutte nationale. D’un point de vue pratique, ce moment s’est traduit par une brusque réduction du soutien financier et militaire dans la région. Plusieurs mouvements de libération noirs étaient armés par l’URSS et envisageaient une guerre de libération totale dans plusieurs pays frontaliers. A l’opposé, le gouvernement sud-africain légitimait ses actions policières comme une lutte contre la menace du communisme international. Dès lors, ces opérations policières n’étaient plus fondées et les mouvements de libération ont dû abandonner l’espoir d’une victoire militaire.

Evolution des acteurs du conflit

Ces phénomènes sur la scène internationale ont permis à deux acteurs aux personnalités fort différentes de s’imposer : F.W. De Klerk et Nelson Mandela. En 1988, les élections ont amené au pouvoir F.W. De Klerk, un homme pragmatique qui a été capable d’imaginer un avenir où le pouvoir pourrait être partagé avec les Noirs. Pour cela il prit la décision de libérer le leader charismatique de la lutte des Noirs, Nelson Mandela, un homme charismatique dont le pouvoir d’influence sur la population noire était puissant : après avoir été à l’initiative de la division armée de l’ANC, Umkhonto we Sizwe, en 1961, sur la conviction qu’une victoire armée était la seule issue pour la libération des Noirs, il changea lui-même d’opinion et parvint à convaincre la population noire d’arrêter la lutte armée. Par ailleurs, il a su imposer ses vues sur le pardon, d’après lui, plus puissant que la revendication, et il créa une Commission sur la vérité et la réconciliation. La dynamique positive entre De Klerk et Mandela a été indispensable pour convaincre la majorité des populations blanche et noire de leur interdépendance et qu’un partage de pouvoir était indispensable pour pacifier et stabiliser le pays.

Ainsi les actions de la minorité noire n’ont permis d’ouvrir des négociations que lorsque la pression internationale a fait évoluer la mentalité des Blancs. Cette pression morale venue de l’extérieur, en même temps, a rendu crédible l’action interne. Cette convergence a renforcé et même accéléré le processus.