David Grossman, Le Vent Jaune

Un Ecrivain Isaelien enquete dans les territoires occupes

Alexandre Chambon, May 2010

Mots-clés

  • Israël

David Grossman est un écrivain israélien. Vingt ans après la Guerre des six jours, il décide de se rendre dans les territoires occupés de Cisjordanie, où il espère pouvoir établir un bilan de la situation. Il a pour but d’écrire un article. Cependant, des expériences et rencontres qu’il y trouve, résulte cet ouvrage : Le vent jaune. Chaque chapitre raconte un concept, une idée, dissimulée derrière une expérience ou un témoignage. C’est la force de ce livre : une enquête pragmatique, qui pour autant laisse la liberté de se questionner sur les fondements les plus profonds du conflit et du comportement humain en général.

En effet, si David Grossman relate des expériences de terrain, directes et pratiques concernant la perception des palestiniens, c’est surtout la capacité de l’auteur à établir des problématiques plus générales à travers ces exemples qui m’a fascinée. En passant par la condition palestinienne, et parfois israélienne, c’est aussi la condition humaine dans un environnement de crise, de conflit, qui transparaît au travers des lignes.

La lecture de cet ouvrage fut pour moi une découverte. D’une part, bien sûr, la découverte de réalités et de sentiments d’acteurs du conflit israélo-palestinien, car il nous plonge dans les profondeurs de la vie en territoires occupés dans les années 80. Mais c’est, d’autre part, la découverte d’un écrivain, d’un penseur, qui m’a permis de percevoir les questionnements fondamentaux qui s’imposent aux esprits dans un tel contexte.

Entre témoignages et narration, mes perspectives se sont ouvertes sur la réalité de la vie sous occupation, et ma vision du conflit israélo-palestinien, modeste je l’avoue, s’est enrichie d’une expérience plus humaine. Ces hommes et femmes ne parlent que peu de politique ou « bolitique » comme elle parfois nommée, comme pour symboliser le caractère flou et impalpable de ce terme, mais plutôt de leur perception directe, de leurs sentiments, de leur perception de l’autre, de leur propre vie, de leur propre combat. Quelles sont les préoccupations de tous ces gens, dont la vie est si différente de la mienne, quelles sont leurs angoisses, leurs souvenirs, leurs perspectives ? Ce sont ces questions qui ont guidé ma réflexion au fil des pages, sans même parfois que je m’en rende compte.

L’éducation

Une chose frappante, dans ce livre, est le caractère omniprésent des enfants, de l’éducation. Dès le premier chapitre, Grossman nous parle de la mémoire des enfants palestiniens : cette mémoire « fictive », transmise de génération en génération. Fictive car les enfants parlent de leur village d’origine, comme d’un Eden imtouchable, sans y être nés ni même allé. Ce sont les générations précédentes qui leur ont raconté leur village. « J’ai demandé à un enfant de cinq ans d’où il était ; et il m’a aussitôt répondu : - De Jaffa. – Tu as déjà vu Jaffa ? – Non, mais mon grand-père, oui ! – Et c’est beau Jaffa ? – Oh oui ! Il y a des vergers, des vignes, et la mer ! » Un enfant, page 8/9. Ce témoignage montre l’idéalisation par la mémoire des villages desquels ont dû fuir les palestiniens.

Une étude fut menée par le Dr. Yoram Bilou, maître de conférences à l’université hébraïque de Jérusalem. Elle porte sur les rêves des enfants juifs et palestiniens. Mille rêves ont été ainsi répertoriés, sous certaines conditions d’âge et d’indépendance.

Cette étude, particulièrement originale selon moi, m’a profondément troublé. Elle révèle qu’un enfant arabe sur trois a fait au moins une rencontre, en rêve, avec un Juif pendant la période de l’étude, et que 17% des rêves des enfants juifs concernent une rencontre avec l’ « autre ». Les enfants arabes semblent donc plus préoccupés par la situation. Le plus troublant est qu’aucun des mille rêves n’a fait la moindre allusion à une situation de paix, et qu’aucun personnage n’a de nom dans les rêves. Ils dépeignent leur « adversaire » avec des adjectifs péjoratifs exprimant la peur et/ou la haine (terroriste, oppresseur…). Ils se rencontrent en général en situation de danger.

Le contexte dans lequel les enfants grandissent, leur éducation, leur socialisation, a un impact incroyable sur leur perception de l’autre, pourtant sans jamais l’avoir rencontré. Cette affirmation semble évidente, mais elle s’exprime avec une telle ampleur à travers cet exemple qu’elle ne peut qu’être évoquée. Comment résoudre un conflit qui, même dans les rêves des enfants, qu’on imagine pourtant les plus purs et innocents, est déjà fermement ancré dans des stéréotypes de l’ « ennemi » ? Cette génération future, qui va supporter le poids du passé de ses aïeux, porte déjà au plus profond de son intimité inconsciente des convictions auxquelles elle n’a pas encore eu la maturité de penser ou de remettre en question. En réalité, cela exprime, à mon sens, une absence total de liberté de l’esprit. Est-ce exacerbé par le contexte conflictuel, ou bien sommes nous tous d’égales victimes de notre environnement ?

En ce qui concerne l’éducation des moins jeunes, l’auteur se rend à l’université de Bethléem pour y tenter de percevoir l’atmosphère qui règne en son sein, ainsi que l’attitude des étudiants. La question centrale est la suivante : la situation a-t-elle des conséquences sur l’enseignement, du point de vue des responsables d’étude comme celui des étudiants ?

Tout d’abord, il semble que les étudiants soient plus disciplinés, plus attentif, comme plus désireux d’apprendre.

« Pas d’oisiveté, pas comme les pelouses d’universités que je connais. Quoi qu’il en soit, ils semblent résolus, même pendant les pauses. » (Chapitre 6, Les sciences de la vie, p. 71)

Cette réflexion me transporte non seulement dans la réalité de ces étudiants qui, ayant un accès difficile à l’université, réalisent l’opportunité qui leur est offerte et mettent toutes leurs ressources en œuvre pour réussir, mais également à un questionnement plus général : Etudiant français, étasunien, italien, bref, étudiant d’un pays en paix, stable, riche et démocratique ; l’accès à l’université étant une évidence, ne nous comportons pas de manière futile et immature face à elle ? Etudiant de Palestine, pays en guerre, colonisé et pauvre ; ne saisissent-ils pas tellement mieux leur condition d’étudiant, à savoir la chance d’acquérir des armes intellectuelles –car pour eux ce sont des armes- qui leur permettront de se battre pour leur souveraineté ?

« L’occupation nous pèse ici. Nous ne savons jamais si nous aurons des cours le lendemain et si on nous laissera passer le barrage pour venir à l’Université. Pendant les cours, nous avons peur de nous exprimer, par crainte des mouchards. […] Il y a toujours de la tension dans les salles parce que tout est lié, d’une manière ou d’une autre, à la situation. Nous vivons vraiment sous pression, mais c’est précisément ce qui nous pousse à vouloir étudier à tout prix et à continuer la routine quotidienne. […] L’occupation abêtie et nous luttons contre cet abêtissement. C’est notre mission. Il y en a parmi nous qui le font par les armes, d’autres par les discours. Nous, nous lutterons par l’instruction et la réflexion. » Raoula, étudiante en Sciences humaines à l’Université de Bethléem (Chapitre 6, Les sciences de la vie, p. 78/79)

L’hétérogénéité des nations

A la fin du livre, en lisant le chapitre « l’autre Bart’ a », je me suis rendu compte que l’auteur insistait là sur un point qu’il avait toujours plus ou moins montré depuis le début. Je m’explique. Ce chapitre raconte l’histoire d’un village, Bart’ a, qui fut littéralement coupé en deux lorsque fut tracée la ligne verte en 1949, et ses habitants avec. Le village est traversé par une rivière, le Wadi Elmia, qui devait sans doute représenter une frontière naturelle pour ceux qui tracèrent la ligne. Il ne fut réuni qu’en 1967, a l’issu de la guère des 6 jours. Ce sont donc 18 ans qui séparent les deux Bart’ a.

« Ils se retrouvèrent face à face dans l’oued, se regardèrent – sans se reconnaître. » (Chapitre 11, L’autre Bart’ a) Les témoignages qui suivent sont des deux côtés. Des Arabes d’Israël et des Arabes de Cisjordanie. On comprend bien comment ce peuple initialement uni dans un même village a perdu tous ses repères au fil des années. Les Arabes d’Israël se considèrent comme plus modernes, tant au niveau matériel qu’au niveau des coutumes.

« Par exemple, notre attitude vis-à-vis des femmes est libérale, la leur est progressiste. […] De notre côté, Bart’ a était plus prospère et plus riche, nos maisons plus belles, nos familles plus indépendantes. » Riad Kabha, jeune habitant de Bart’ a/Israël, 1971. (Chapitre 11, L’autre Bart’ a)

« Ils sont devenus gâtés et corrompus. Leur pensée s’endort. […] Sur le plan des relations humaines, nous les dépassons. Israël a eu une mauvaise influence dans ce domaine, ils sont déjà beaucoup plus distant de leur amis et de leur famille. » Djoudat (Chapitre 11, L’autre Bart’ a)

Un grand fossé s’est creusé entre les Arabes d’Israël et les Arabes des Territoires. On ne peut pas réellement parler des Arabes comme d’un peuple unifié, puisqu’eux même font une séparation. C’est avec une certaine animosité qu’ils se décrivent, utilisant des adjectifs très péjoratifs des deux côtés, ce qui montre une fracture importante et non une simple plaie bénigne.

D’un autre côté, au long de l’ouvrage, on sent tout aussi bien que les Israéliens sont aussi divers que nombreux. L’auteur fait partie de ceux qui essaient de comprendre et d’appréhender le conflit d’une manière objective, tout au moins pragmatique. En revanche, des groupes extrémistes, sionistes, religieux etc., nous sont dépeints à plusieurs reprises et explicitent le caractère violent de l’idéologie qu’ils représentent. On peut citer notamment les membres du Goush Emounim. Ce mouvement politico-religieux voit dans la conquête de la Terre d’Israël et son peuplement une œuvre sainte.

« Il semble que personne ne doute, aujourd’hui, que les gens du Goush Emounim se soient éloignés de beaucoup du consensus du peuple d’Israël. Dès le début, ils voulaient « élever la nation » en agissant au-delà de la ligne verte ; entraîner derrière eux le peuple jusqu’au pays des ancêtres, dans un nouveau système de valeurs, à la manière de Salomon, mais à condition de devancer le peuple de deux pas, pas plus. » (Chapitre 4, N’ayez pas tant pitié d’eux, p. 52)

Ainsi, décrire les meilleures comme les pires intentions, citer les Palestiniens et les Israéliens, montrer que les peuples ne sont pas homogènes et que chaque vision est unique, m’a aussi convaincu qu’il est impossible lors d’un tel conflit de tirer des généralités sur ses acteurs. « Les Palestiniens » ou « les Israéliens » sont des expressions chargées de contradictions en elles-mêmes.

Tenir bon

Un mot caractérise cette attitude: « soumoud ». Tenir bon n’est ni se soumettre, ni prendre les armes. C’est rester, et ne pas changer. C’est là que certains voient la force des Palestiniens. « La meilleure arme des Arabes des Territoires contre nous, c’est qu’ils ne changeront pas. » (Chapitre 1, L’homme est comme l’épi de blé, p.11)

Elle est décrite dans le livre par un homme, un écrivain, qui raconte ses sentiments vis-à-vis de l’occupation. L’occupation, pour lui, ce n’est pas seulement l’occupation physique. C’est aussi l’occupation intellectuelle, le système judiciaire, les colonies… « La situation se transforme en une sorte de monstre qui a sa propre vie, contre lequel il devient impossible de contester. » (Chapitre 13, Soumoud, p.169).

L’occupation est d’autant plus pesante que tous ceux qui portaient des mouvements, autrement dit les leaders, ont été expulsés. Il n’y a plus personne à craindre pour Israël. C’est le meilleur moyen de réduire en miette une société : la priver de ses leaders.

Alors dans ces conditions, quelle solution ? Comment envisager une vie paisible quand chaque jour n’a été qu’une lutte, chaque instant n’a été que soumoud ? Tenir bon, mais aussi réaliser la dépendance des occupants, qui tiennent malgré tout les structures de la société et la font tenir à bout de bras ; tel est le paradoxe que nous raconte Raja Shehadeh, auteur du livre « Soumoud », dans un chapitre du même nom.

* * *

Les trois éléments décrits ici sont ceux qui m’ont paru les plus omniprésents et frappant au travers de la lecture.

L’éducation, et la perception de la jeunesse en générale, a été un point de réflexion clef En effet, je n’avais jamais tellement réalisé à quel point il est important de considérer la jeune génération. C’est elle qui porte les valeurs, mènera les combats de demain, votera… Cette jeunesse est profondément marquée par le conflit, elle en porte la marque au plus profond de son âme, et ce depuis le plus jeune âge, comme en témoignent les rêves.

La pluralité des membres des nations est tout aussi révélatrice de la complexité du conflit. En réalité, il n’y a pas les Palestiniens et les Israéliens, mais des Palestiniens et des israéliens. De nombreux groupes existent et véhiculent autant de différents systèmes de pensée. Ce constat exclue d’entrée toutes les généralisations.

Enfin, je dirais pour conclure que j’ai apprécié lire ce livre. D’une part pour son écriture, agréable et efficace, et d’autre part pour l’angle d’analyse qu’il nous permet d’avoir. Il a véritablement suscité chez moi la curiosité et la réflexion. Les témoignages sont forts, et les métaphores explicites.

Mais au fait, qu’est ce que le Vent Jaune ?

« Alors il me parla du vent jaune qui allait bientôt venir ; qui allait venir des portes de l’Enfer (des portes du Paradis, il n’y a que la brise légère et fraîche qui puisse souffler) : Rish asfar, c’est comme cela que les Arabes d’ici l’appellent. Un vent d’est, brûlant, terrible, qui souffle une fois toutes les quelques générations et qui embrase l’air, qui pousse les gens vers les grottes et les ravins ; mais même là-bas il retrouve ceux qu’il cherche, ceux qui ont commis l’injustice et la cruauté. Et là, au creux des rochers, chacun son tour, il les extermine. Le lendemain, la terre sera jonchée de cadavres ; les rochers seront chauffés à blanc, les montagnes tomberont en poussière qui recouvrera le sol comme une tunique jaune. »

Chapitre 7, Le vent Jaune, p.92