Anna Politkovskaïa sur Tchétchénie, le déshonneur russe

Aurélie Soisnard

Mots-clés

  • Tchétchénie
  • la Russie

Anna Politkovskaïa était journaliste pour la Novaïa Gazeta à Moscou. C’est une des rares journalistes qui s’est rendue de nombreuses fois en Tchétchénie afin de rendre compte de la réalité sur place. Son objectif était de décrire tout ce dont elle était témoin en Tchétchénie, dans l’espoir de rompre avec l’ignorance et le mensonge et peut-être, voir naître la fin du conflit en Tchétchénie. Anna Politkovskaïa a écrit plusieurs livres à propos du conflit tchétchène, dont « Tchétchénie le déshonneur russe » en 2003, où sont relatés des faits durant la seconde guerre tchétchène d’après ses expériences propres à l’intérieur du conflit. Témoin direct du conflit, sa vie se trouve confrontée à deux réalités distinctes : la souffrance d’un peuple condamné d’avance, avec pour seule faute d’être né au mauvais endroit, et, des citoyens loin du conflit qui se déroule, habités par le désir de retrouver la dignité nationale promise par Vladimir Poutine, dirigeant le pays d’une manière forte et créant une unité nationale face à la crainte d’un ennemi commun, les tchétchènes. Certaines dynamiques du conflit tchétchène ne sont guères spécifiques à la Tchétchénie, cependant, si certaines lignes sont communes dans de nombreux conflits, le cas Tchétchène revête un certain nombre de caractéristiques propres. De par sa taille, son passé tsariste et son histoire, la Russie a donné naissance à un conflit singulier, dont les sources sont si profondes qu’il en est devenu impossible d’en extraire les racines. Le « chardon tchétchène » représente l’intérêt de la guerre et met en scène des personnages qui s’enlisent dans un conflit en formant des alliances des plus surprenantes afin de répondre à ses propres intérêts, dans un lieu où l’irrationalité et la vengeance sont les seules règles existantes. Différents exemples de cette guerre civile seront soulignés afin de présenter certaines dynamiques pouvant être communes à d’autres conflits.

Les civils comme premières victimes

Les premières victimes de la guerre sont tout d’abord les civils tchétchènes. Toutes ces années de guerre ont enfanté d’une nation de « parias », c’est à dire une zone de non droits où les individus ne sont pas reconnus en tant qu’êtres humains, mais sont considérés comme de la sous-merde qu’il est dès lors possible d’écraser en toute impunité. Des camps de réfugiés, en Ingouchie par exemple, reçoivent de nombreux enfants tchétchènes, envoyés par leur famille afin de les préserver au mieux de la guerre. Les autres habitants, impuissants, survivent en Tchétchénie en s’accrochant aux membres de leur famille qui ont survécu, en se nourrissant de pain et se désaltérant de thé, étant donné la destruction de toute eau potable ou de toute denrée alimentaire par la guerre.

Cette dynamique est pratiquement celle de tout conflit, la population civile se trouvant souvent entre les troupes gouvernementales et les opposants au régime en place. Malgré le droit humanitaire international et la convention des droits de l’Homme, les civils sont les premières victimes directes d’un conflit puisque non armées et victimes de corruption, de chantage, et sont les premières affectées des conséquences de la guerre : destruction des récoltes et du bétail, des voies de transport non sécurisées, des munitions abandonnées suite aux combats, et la pollution de toutes les ressources en eau… Par exemple, en Afrique, de nombreux paysans sont dans l’impossibilité de cultiver leurs terres suite à des années de guerre ou le font au péril de leur vie à cause des mines restées dans les sols, dérivant au gré de la saison des pluies. Cependant, la particularité tchétchène réside dans le fait que ne sont plus seulement ciblés les combattants ou chefs de guerre, les maquisards ou terroristes, mais c’est toute la population qui est visée dans son ensemble. A n’importe quel moment un soldat peut rentrer dans la maison de tchétchènes et les tuer avec pour seule raison d’être tchétchène.

L’arbitraire et l’envie de survie transforment les règles sociales

L’arbitraire et la barbarie deviennent loi quand la survie devient l’unique objectif à chacun. Devant les tueries et les violences faites par les militaires, l’impunité est de rigueur. Une justice sommaire est légitimée par les attentats aux Etats-Unis en Septembre 2001, puisque les soldats de l’armée fédérale sont soustraits depuis à la législation russe et à la constitution, sous couvert de la lutte contre le terrorisme international. Puisque justifiés dans le combat des « boïeviki » (combattants tchétchènes), les actes incontrôlables et barbares des officiers russes ne sont guère punis ces personnes étant déclarées irresponsables temporairement. De plus, des opérations « antiterroristes » sont montées de toute pièce par les services secrets (le FSB), une de leur section spéciale, ou par le GRU. Par exemple, l’attaque d’un camion le 6 août 2002 à Chatoï causant la mort de 10 supplétifs tchétchènes, a été organisée, selon les autorités russes, par des terroristes. Pourtant, 3 de ces mêmes terroristes recherchés avaient été enlevés à Grozny 7 jours auparavant par une « gazelle » (véhicules utilisés par les agents du GRU. De même, lors de la prise d’otages par des terroristes tchétchènes au Théâtre de Moscou en Octobre 2002, l’assaut ordonné par les autorités entraîna la mort de 129 personnes et de 41 preneurs d’otages. Ce drame ne résultat néanmoins sur aucune explication de la part du gouvernement, justifiant ainsi la lutte contre le terrorisme et renforçant l’adhésion des russes à la guerre en Tchétchénie.

L’absence de justice

De nombreux chefs de guerres ou dictateurs restent impunis de crimes de guerre, crimes contre l’humanité malgré le droit international car la cour pénale internationale reste impuissante face à la protection de la personne condamnée par un Etat tiers ou face au refus de ratifier le traité par les plus grands pays du monde dont la Russie, la Chine et les Etats-Unis. L’impunité en demeure néanmoins une des caractéristiques de ce conflit, de par le silence absolu de la communauté internationale face aux crimes orchestrés par une ancienne puissance mondiale. Il est d’autant plus surprenant qu’un si grand Etat « démocratique » puisse organiser de telles opérations soi-disant antiterroristes, et perpétrer de nombreux assassinats que ce soit à l’intérieur de ses frontières ou en dehors de celles-ci (Anna Politkovskaïa, Aslan Maskhadov et d’autres encore : journalistes, défendeurs des droits de l’homme, ministres…). Ou alors que l’armée jouisse de tout droit de vie ou de mort de n’importe quel tchétchène sans être astreint à la loi. De plus, le viol est une arme de guerre couramment utilisée par les soldats russes. En effet, le viol représente la mort presque certaine de la femme tchétchène dans sa communauté face au regard des hommes de sa famille, et n’a que pour seule issue l’exil. Les soldats russes sachant qu’une femme ne portera jamais plainte, ils demeurent par conséquent impunis. Enfin, dans l’arbitraire, les tchétchènes ne sont pas les seules victimes, parfois les officiers ne répondant pas aux ordres le sont également.

La perte de l’humanité comme stratégie de guerre

En réponse à ces multiples barbaries, l’homme perd peu à peu de son humanité et chacun peut à tout moment basculer dans l’irrationalité. Même quand la guerre se termine, celle-ci perdure longtemps par inertie. Tant que la haine est importante, le conflit subsiste. La guerre provoque une dégénérescence des soldats, plus celle-ci dure et plus la dégradation morale des nouveaux conscrits s’accélère. Les violences, viols, tortures et tueries affligées par les soldats de l’armée fédérale engendre la haine des tchétchènes envers les russes, qui à leur tour se vengeront. La guerre plonge de plus en plus les hommes dans les ténèbres et peut amener vers des actes incontrôlés. Si les premières générations tchétchènes de la première guerre se sont plus ou moins résignées, la haine se lit dans les yeux de la nouvelle génération suite à trois années de guerre. C’est ainsi que prit forme une « troisième force » en Tchétchénie, qui regroupe des individus de tradition prorusse souhaitant la restauration de l’ordre et la liquidation de tous les groupes de « bandits ». Ceux-ci agissent individuellement, selon le code d’honneur tchétchène, dès lors qu’ils désirent venger leur famille et qu’ils ne croient plus en aucun chef de guerre. Plus le nombre d’humiliés, d’offensés, d’enlevés, de tués augmente, et plus leur nombre croît. La différence majeure avec les militaires ou même les chefs de guerre, c’est qu’ils sont prêts à se sacrifier.

Si l’inhumanité engendrée par la guerre en Tchétchénie lui est propre, le cercle vicieux de la violence se retrouve dans la majorité des conflits. Lorsque des actes de violence sont perpétrés par l’une des parties au conflit, alors, une réponse équivalente ou supérieure est mise en place par l’autre partie, et ainsi de suite, jusqu’à ce que réparation sois faite et soit jugée acceptable par les deux parties. En revanche, le temps envenime les relations, augmente les tensions et radicalise les parties au conflit.

Les intérêssés de la guerre

En Tchétchénie, le profit individuel généré par la guerre est si fort pour certains, qu’il ne leur est d’aucun intérêt de la cesser. Le président Vladimir Poutine fût élu grâce à la guerre qui lui permît de montrer l’image d’un président à la poigne de fer, dirigeant une armée forte et créant une unité nationale face aux tchétchènes. La guerre légitime ainsi sa présence au pouvoir. De plus, la guerre permet de nourrir les appétits tant des russes que des tchétchènes grâce à des trafics en tout genre : un peu de pétrole, beaucoup d’armes, de drogues ou d’otages. Les soldats russes s’enrichissent en pillant tous les tchétchènes, mais quand il ne reste rien, ils pillent d’autres soldats (leurs primes de fin de mission par exemple, ou directement l’Etat, à travers les pensions des retraités, envoyées en Tchétchénie). En 2002, la guerre engendra de nouvelles brigades criminelles russo-tchétchènes, composées de militaires ou d’ex-militaires russes et d’anciens combattants tchétchènes. Celles-ci s’enrichissent de toute activité mafieuse comme la protection armée accompagnant le pétrole illégal ou les trafics en tout genre, et n’hésitent par à piller, torturer, rançonner, tuer ou violer. Ils peuvent se joindre à la milice (police russe) pour travailler conjointement sur une opération, ou peuvent être à la fois officiers dans l’armée fédérale russe (ils posent des bombes pour ensuite les découvrir, simulent des tirs..). L’intérêt individuel des ces brigades prime sur tout autre aspect, de même celui des anciens chefs de guerre, célèbres pour leurs exploits passés. Ils ne se battent que pour leur propre sécurité et leur préoccupation est loin d’être celle de la population, mais consiste à trouver de l’argent et des armes afin d’assurer leur avenir, n’hésitant pas à créer des alliances avec des membres du gouvernement russe ou avec des ennemis.

Tant que l’intérêt généré par la guerre dépasse celui d’une situation de paix, la guerre se poursuivra, ou se déclenchera de nouveau à la moindre opportunité des belligérants. Par exemple, en Afrique du Sud, malgré les longues années de combat de l’ANC contre l’Apartheid, les nombreuses révoltes des noirs, la radicalisation des mouvements de résistance, l’essoufflement du gouvernement extrémiste de De Klerk, l’Apartheid n’a trouver son dénouement que lorsque les intérêts du gouvernement blanc de maintenir l’Apartheid ont été inférieurs aux nuisances qu’une telle ségrégation entraînait. Effectivement, les conjonctures internationales, c’est-à-dire la fin de la guerre froide et la chute du communisme, la baisse économique de l’Afrique du Sud et les boycotts internationaux, ont permis de changer les rapports de force existants. Sans ces évènements, l’Apartheid aurait peut-être duré plus longtemps. Malheureusement, les gouvernements pensent d’abord à une jouissance immédiate plutôt qu’à une vision à long terme.

La fabrication de l’enneli à travers les médias

Dès 2000, les médias russes avaient prévenus qu’il fallait rapidement mettre un terme à la guerre avant d’engendrer trop de « cafards ». A partir du moment où les journalistes critiquent la guerre et l’action des militaires en Tchétchénie, ils deviennent des ennemis de la patrie. Ainsi, rares sont les journalistes russes à se rendre sur place et à être informés de la situation réelle. Le journaliste risque en effet sa vie en se rendant sur le terrain (où il doit agir tel un maquisard ou un espion sur place), et en publiant les informations dont il a été témoin. Selon un vieux proverbe stalinien qui dit « Qui n’est pas avec nous est contre nous », le gouvernement et l’armée fédérale russe considère celui-ci avec d’un côté la Russie et les militaires (pouvant piller, tuer…) et de l’autre côté les autres (tous ceux qui se montreraient en désaccord avec cette façon d’agir), ennemis qui peuvent donc être piétinés et humiliés. Non seulement le gouvernement contrôle toute l’information, de plus il diffuse sa propagande sur l’ennemi tchétchène. Par exemple, un feuilleton télévisé appelé « Spetsnaz » fût diffusé en prime time grâce à l’argent des contribuables, afin de propager l’idéologie des russes patriotiques contre les méchants tchétchènes, les considérant comme les nazis durant la seconde guerre mondiale. L’Etat russe oppose ainsi les différentes composantes ethniques et sponsorise la guerre civile à l’intérieur de son Etat, favorisant la violence, le séparatisme et le terrorisme.

Si la désinformation est une caractéristique commune dans les conflits afin de manipuler la population, celle-ci est de plus en plus difficile depuis la mondialisation et la rapidité de communication grâce aux nouvelles technologies (si l’on excepte les dictatures). Cependant, il est très surprenant de voir qu’un pays « démocratique » tel que la Russie fasse un tel bond en arrière en pratiquant la désinformation et la propagande, ou en utilisant les services secrets pour réaliser les plus basses besognes de l’Etat.

Le discours de « nettoyage »

Le gouvernement de Poutine reconstitue ainsi de nouveaux pogroms, non contre les nazis, mais contre les tchétchènes, et plus généralement les caucasiens. De fait, ceux-ci sont mis au ban en Russie, malgré leur citoyenneté russe. Depuis la guerre en Tchétchénie les agressions envers les caucasiens sont devenues de plus en plus nombreuses (sur les marchés par exemple), et des millions de russes s’éprirent de nouvelles opinions racistes nées de la guerre, du terrorisme et de la propagande. Le conflit tchétchène est également transmis dans la société russe lors du retour de milliers de soldats de la guerre en Tchétchénie. En effet, aucune assistance psychologique ne leur est apportée après leur participation à la guerre, et ils deviennent ainsi des dangers pour la Russie. Traumatisés par leur expérience, leur manière de penser, d’agir et de ressentir finit par infecter le pays. Les anciens soldats conservent les mêmes réflexes par rapport aux tchétchènes rencontrés en Russie, et partagent des discours agressifs et violents à propos de la Tchétchénie. De plus, la télévision véhicule non seulement le lexique de la guerre, mais également son mode de vie. Par exemple des enfants parlent aujourd’hui de « zatchistka » (opération de « nettoyage » ou de ratissage des forces fédérales russes en Tchétchénie), ce qui correspond en Russie au racket devenu chose habituelle. Ou bien, les russes parleront de « frappe chirurgicale » pour désigner un pillage de caucasiens sur le marché.

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Depuis l’écriture de son livre durant la seconde guerre, Anna Politkovskaïa a été assassinée. La seconde guerre de Tchétchénie s’est terminée en 2004, mais tout n’est pas finit, et la haine subsiste encore, ce que prouvent les récents attentats perpétrés à Moscou et au Daghestan. Si un nouveau président, Dimitri Medvedev, a été élu en Russie, il ne reste que le bras droit de Poutine, devenu premier ministre, et la politique concernant la Tchétchénie ne semble guère différente de ce qu’elle a été sous le gouvernement précédent. Le conflit peut donc éclater de nouveau à tout moment, aucune solution n’ayant été trouvée, les relations restant tendues et la vie en Tchétchénie particulièrement difficile, bien que la reconstruction ai rapidement été mise en place.