Mia Couto raconte le post-conflit à Mozambique dans “La véranda au frangipanier”

Quentin Bonnefond

Mots-clés

  • Mozambique

Ermelindo Mucanga est mort, il nous parle depuis sa tombe. Un pangolin, animal qui accompagne les morts au Mozambique, lui demande de « mourir une deuxième fois » : il va revivre à travers un autre homme pour avoir une autre appréhension de la vie. Le pangolin choisit pour lui un homme qui selon lui est sur le point de mourir. Il s’agit d’Izidine Naïta, commissaire de police chargé d’enquêter sur le meurtre de Vasto Excelêncio, le directeur de l’asile dans lequel est enterré Ermelindo. Izidine va interroger tour à tour des pensionnaires de l’asile, tous très âgés, ainsi que l’infirmière de l’asile. Il sera sans cesse confronté à des récits loufoques, qui lui donneront l’impression de s’embourber dans son enquête. Chacune des confessions des témoins a pour arrière-plan la guerre. Jusqu’à la confession finale de l’infirmière, Marta Gimo, le lecteur ne peut se douter du coupable, qui n’est autre que la guerre et ses trafics d’armes.

Ce récit fictif se déroule une vingtaine d’années après l’indépendance du Mozambique, où une guerre civile succéda à la guerre d’indépendance. Le récit est organisé en grande partie sous forme de récits des différents pensionnaires de l’asile que le commissaire interroge, toujours avec l’esprit d’Ermelindo en lui. Ils révèlent une violence quasi-constante et une perte de repères.

Personnages :

  • Ermelindo Mucanga, narrateur, mort et enterré dans la cour d’un asile

  • Le pangolin

  • Izidine Naïta, le commissaire de police dans lequel Ermelindo se transfère

  • Vasto Excelêncio, le directeur de l’asile assassiné au début. Sa femme : Ernestina

  • Salufo Tuco, collègue soldat de Vasto et domestique du couple, mort

  • Marta Gimo, l’infirmière de l’asile

  • Pensionnaires de l’asile interrogés

o Navaïa Caetano (vieillard-enfant)

o Domingos Mourão, dit Xidimingo (un Portugais)

o Nhonhoso

o Man Nenni (“sorcière”)

 

Cet ouvrage permettra d’aborder trois points d’analyse d’un conflit : tout d’abord le contexte post-conflit dans lequel s’exerce encore une violence, celle issue du conflit passé, ainsi qu’un type de violence caractéristique consistant à tuer le passé d’un peuple, et par là-même, ce peuple. Enfin, le lourd héritage du colonialisme sera abordé.

Le contexte post-conflit : une violence sous-jacente

Un conflit, une fois officiellement terminé, laisse toujours des traces indélébiles dans le pays, au sein de sa population avant tout. Il occasionne fréquemment des traumatismes immédiatement après la fin d’un conflit, que ce soit pour le militaire étranger qui rentre chez lui une fois sa mission achevée, ou bien plus généralement pour l’habitant local qui voit son rythme de vie quotidien bouleversé d’un jour à l’autre. Chacun adopte une attitude de vie lors d’un conflit, qui diffère de l’attitude plus « naturelle » que l’on adopte en temps de paix.

Dans La véranda au frangipanier, Mia Couto décrit un univers relativement clos – un asile situé sur une île – et des personnages qui portent tous en eux, sans exception, les stigmates de la guerre.

Premier élément qui fait penser à ces derniers : le concept de la mort est omniprésent tout au long du récit, et ce dès les premières phrases, où Ermelindo prend la parole depuis le lieu où il est enterré.

A l’opposé de la vie, la mort est présente au quotidien, dans les esprits des personnages. Cette idée de la mort au quotidien n’est pas naturelle chez l’humain, en tout cas pas à ce point-là, et résulte du conflit qui n’a épargné personne.

Par ailleurs, toujours dans ce contexte post-conflit, Ermelindo apporte quelques réflexions qui illustrent l’immense vacuité de la guerre et ce qu’il en résulte après : « la guerre est arrivée, qui a ouvert de vastes pâtures pour la mort ». La guerre est représentée comme un personnage qui arrive de nulle part, mais très rapidement, et qui ouvre un large champ d’action à la mort pour la laisser faire son office, en tout impunité sans doute.

Ermelindo pense à tout cela depuis sa tombe, ou plutôt depuis la terre où sa dépouille repose, car au nom du prétendu besoin d’un héros national (« un héros national, la nation avait besoin de mise en scène »), il a été enterré sans sépulture. Il s’interroge justement sur le besoin d’un tel héros, à la suite d’un conflit, sans doute un besoin inconscient de la majeure partie de la population survivante, afin de disposer d’une ligne directrice de plus sur laquelle s’appuyer pour se reconstruire.

Le narrateur s’interroge justement sur ce fameux besoin de héros, et ne comprend pas : « Mais un héros au nom de quoi, aimé de qui ? Maintenant que le pays était un champ de ruines ?[…] Tel qu’est aujourd’hui mon pays, ça ne me dit rien de redevenir vivant. » Une fois la guerre passée, la population est confrontée à un environnement encore violent : les ruines. Tout reconstruire dans un climat de deuil et d’effroi. Cet état de fait peut conduire à un certain désespoir de la population, qui ne voit plus l’intérêt de reconstruire le pays de peur que la guerre ne survienne à nouveau, ou bien qui a perdu simplement l’envie de continuer malgré la paix.

Côtoyer un conflit de près laisse donc des séquelles importantes lors de la fin d’un conflit. L’homme a été confronté le plus souvent à ce qu’il n’avait jamais connu auparavant, et il a conscience de certains états physiques et psychiques qui ne devraient pas faire partie de notre vie, qui devraient être impossible à s’imaginer en temps normal : « J’avais peur, la même peur qu’éprouvent les vivants lorsqu’ils se voient à l’article de la mort ». Imaginer la mort, d’une façon concrète et pouvoir la comparer à une situation de son vivant est quelque chose de terrible : les acteurs du conflit passé gardent en eux de terribles souvenirs qu’il leur est difficile d’oublier, voire carrément impossible. Ces souvenirs traumatisants agissent comme des freins durant leur vie post-conflit, comme on voit dans le roman : les pensionnaires de l’asile n’ont souvent que la guerre en tête comme référence, avec toute la violence que cela comporte.

Une réflexion sensée du narrateur peut illustrer le concept vivant/mort au sein d’un conflit : « un vivant foule le sol, un mort c’est le sol qui le foule ». La guerre a un tel impact quelque soit l’endroit donné, que l’auteur Mia Couto a besoin de s’exprimer à travers une personne décédée, Ermelindo, pour faire comprendre toute la vacuité de la guerre, son inefficacité et surtout ses terribles conséquences, à court terme comme à long terme.

Les conséquences justement sont multiples, et une des plus malheureuses est que dans la plupart des cas, les survivants ne sont pas prêts à pardonner à leurs assaillants, et au contraire ils nourrissent régulièrement des desseins de vengeance : « matin après matin, la mort crie des serments de vengeance ». Le conflit entraîne le conflit, et ainsi de suite. Une réconciliation totale entre les deux acteurs d’un conflit national est relativement rare.

Un comportement violent peut également devenir automatique suite à un conflit : les humains engagés dans ce conflit ont été entraînés à ne répondre pratiquement que par la force, et pour eux il s’agit souvent du seul moyen d’action efficace, alors qu’il n’en est rien. Mia Couto met en lumière ce phénomène en faisant adopter aux pensionnaires de l’asile un comportement systématiquement violent à l’égard des uns et des autres, et surtout envers Izidine Naïta. Vasto Excelêncio violente un des pensionnaires, ce qui conduit à un conflit interne au sein de l’asile ; Excelêncio bat sa femme, ce qui déclenche l’envie de vengeance de Domingos qui veut tuer Excelêncio… Ou bien encore Izidine violente l’infirmière Marta pour qu’elle réponde à ses questions, Excelêncio, en sa qualité de directeur de l’asile, usait de châtiments corporels envers les pensionnaires… Il y a pléthore d’événements violents dans le quotidien de l’asile, mais ils concernent surtout une personne : Vasto Excelêncio, le directeur de l’asile assassiné. A la fin du roman, le lecteur comprend pourquoi : c’était un ancien soldat, ce qui peut expliquer son comportement. En effet, il agissait encore comme un soldat directif, vindicatif et violent même après la guerre. Ceci est symptomatique de la fin d’un conflit. Après la guerre, il a continué à baigner dans des milieux malsains, illégaux et typiques de la guerre, notamment le trafic d’armes. Il a été assassiné pour cette raison.

Le conflit, à sa fin, n’offre donc pas plus qu’un environnement déséquilibré, où tout est à reconstruire. La population n’a plus de repères, mis à part ceux anarchiques et violents de la guerre. Cette perte de repères fondamentaux, remplacés par les automatismes de la guerre, sont un des traumatismes majeurs d’un conflit, très bien illustré ici dans La véranda au frangipanier.

Tuer un peuple en tuant son passé

Un autre type de violence est aussi omniprésent dans ce roman. On remarque au fil de la lecture qu’une part importante est consacrée aux traditions de cette partie du monde et aux valeurs qui lui sont rattachées, à travers des rites et cérémonies. Pour quelle raison en parler aussi souvent dans le récit ?

Un peuple construit son identité en se basant sur des traditions issues des générations précédentes et transmises au fil du temps. C’est une constante au sein de n’importe quel peuple du monde. Sans cette constante, un peuple perd de son essence jusqu’à ne plus exister. Cette tentative d’annihiler les traditions africaines locales mozambicaines en imposant une autre culture sert ici de réquisitoire contre l’acculturation forcée et l’élimination du passé d’un peuple, autre moyen de tuer le peuple.

L’auteur prend pied contre cette menace en donnant la parole à un mort, et en en faisant le narrateur de son récit. L’idée d’une deuxième vie après la mort est typique des croyances de la région où se déroule l’histoire. Dès le début, le lecteur est immergé dans cette rupture de traditions : Ermelindo est enterré, certes, mais n’a pu bénéficier d’aucune sépulture digne et décente à laquelle tout individu a droit. Lui n’a eu qu’une fosse, la fosse étant une image forte de la plupart des conflits. Les traditions, dès le départ ne sont plus respectées et le narrateur est un peu perdu ; il s’interroge, et finit par trouver une raison insatisfaisante, celle d’être érigé en héros national (cf. première partie, page 4). La guerre a poussé la population à ne pas respecter les anciennes traditions, qui sont pourtant le ciment de la stabilité de nombre de populations, pour diverses raisons.

Ermelindo exprime pourtant son manque de sépulture dont il rêve (si tant est que les morts puissent rêver) : « chez les morts, le temps foule les pas de la veille. Il n’y a pour eux jamais de surprise. » Dans ce quotidien mortel et monotone, il souhaiterait disposer d’une sépulture décente, et ne pas voir la guerre et ses conséquences prendre le dessus.

Par ailleurs, Ermelindo exprime son dédain, mais surtout son incompréhension envers ceux qui l’ont enterré sans sépulture, en les surnommant « un de ces défunts bousilleurs du monde ». Toute personne meurt, mais si elle meurt en ayant « bousillé » le monde, alors ce n’est pas normal.

Ermelindo tient à ses traditions, ce sont ses repères ; il en est dépourvu une fois décédé et exprime son mal-être. Le contexte post-conflit peut parfois amener à gommer certains spécificités culturelles pour atteindre une plus grande homogénéité, afin de prévenir tout autre risque de conflit, mais ce n’est pas la solution non plus. On ne peut faire avancer un peuple en lui enlevant son passé, ses traditions.

Les pensionnaires de l’asile, tous relativement âgés, font aussi part de ce changement culturel. Eux sont vivants, et peuvent témoigner à brûle-pourpoint. C’est bien sûr typique de la vieillesse, mais ici cela est dû à la guerre passée, comme le soulignent les pensionnaires. Ils constatent une modification des modes de pensée, qui s’uniformisent après le guerre, au détriment des traditions locales. Comme Ermelindo, ils font part de leur perte de repères dans ce monde post-conflit dans lequel ils cherchent leur place sans la trouver.

Cette quête incessante de repères est harassante, et tue à petit feu, jusqu’à ce que les traditions soient perdues à jamais. Un peuple se transforme alors en un autre ; on a beau dire qu’il s’agit d’une transformation, il n’en demeure pas moins que c’est la fin d’un peuple distinct. Le frangipanier est l’arbre sous lequel est enterré Ermelindo : il incarne la pérennité d’un monde serein, sous sa véranda, environnement qui lui sied le mieux.

L’héritage pesant du colonialisme

Le Mozambique, comme toute l’Afrique ou presque, a connu le colonialisme et tout ce que cela comprend. L’indépendance relativement tardive du pays (en comparaison avec les autres pays africains) fait qu’aujourd’hui encore, des Portugais établis au Mozambique depuis des décennies vivent là-bas, malgré le départ de la quasi-totalité des Portugais en 1975. Le colonialisme a établi une hiérarchie raciale infondée qui dessert aujourd’hui les populations locales.

Un Portugais dans ce cas-là fait partie des pensionnaires de l’asile. S’il n’y a pas d’actes anticolonialistes flagrants, une trame malsaine issue du colonialisme sert de toile de fond aux relations que Domingos Mourão, dit Xidimingo, entretient avec les pensionnaires de l’asile. Il s’agit d’un Portugais typique, blanc, qui a gardé sa culture européenne en lui et qui ne connaît pas grand-chose aux traditions africaines dont il est question dans l’asile.

Cette différence, avant tout historique et physique entre Xidimingo et les autres pensionnaires, conduit à des échanges parfois musclés, notamment lorsque Nhonhoso se bat avec Xidimingo, et lui assène un : « le colonialisme, c’est fini ». Même vingt ans après la guerre d’indépendance, de telles phrases assassines surviennent et viennent rappeler un passé colonial douloureux, qui a institué un traitement inégal des êtres humains selon des critères stupides. Les stigmates du colonialisme sont encore là et continuent de faire des dégâts.

En même temps, le processus de décolonisation, sous la forme d’une guerre, peut conduire à une fierté de « chasser l’occupant », bienfaitrice à court terme certes, mais qu’il faut exploiter autrement après : « on aurait dit le Frelimo contre le colonialisme ». Cette ardeur utilisée pour défendre les traditions d’un pays contre l’occupant est ici louée ; le pays n’en est pas pour autant remis des séquelles de la guerre, bien au contraire.

Le colonialisme, cette bête noire des dernières décennies pour ce qu’il en reste, reste une plaie béante et à vif, qu’on peine à refermer et qui continue à alimenter des différences infondées entre individus, ou bien des sentiments d’hostilité et/ou de vengeance : il est donc source de conflits, plus de vingt ans après sa fin.

* * *

Mia Couto parvient à condenser en quelques centaines de pages le ressenti d’une population au sein de laquelle le conflit est encore très présent ; chacun porte les stigmates de la guerre à sa manière, en tout cas personne n’en réchappe. La société mozambicaine, selon La véranda au frangipanier, est encore traumatisée par les nombreuses années de guerre civile. Il s’ensuit un comportement souvent violent involontaire, comme celui d’Izidine, qui est la conséquence automatique d’un conflit sanglant. A cela s’ajoute l’effritement des traditions et rites, pourtant un des socles d’une société – qui s’opère parfois volontairement au nom d’un renouveau post-conflit mais anarchique, mais parfois aussi naturellement au rythme des pensionnaires proches de la mort de par leur âge – et le tout assemblé avec quelques relents colonialistes. Ce sont les principaux ingrédients qui, selon Mia Couto, constituent le Mozambique aujourd’hui, du moins en 1996 lors de la publication du roman.

Brève biographie de l’auteur, Mia Couto :

Né à Beira (Mozambique) en 1955, de parents portugais émigrés au Mozambique. Il est devenu journaliste au moment de la Révolution des Œillets en 1974, peu de temps avant l’indépendance du Mozambique. Il continue d’exercer cette profession jusqu’en 1985. Dès 1983, il commence à écrire et publie son premier recueil de poésie Raiz de Orvalho, dans lequel il fait part de son engagement contre la propagande militante marxiste. Mia Couto est depuis lors l’un des écrivains les plus reconnus de son pays et du monde lusophone. Dans la plupart de ses romans, il inclut une dimension poétique africaine, en recréant une langue portugaise dans un contexte africain. Il occupe aujourd’hui un poste de biologiste au sein du Parc transfrontalier du Limpopo (sud du Mozambique). Mia Couto est l’auteur de nombreux contes et romans, parmi lesquels Terra Sonâmbula (1992) ou encore A varanda do frangipani (1996), le roman étudié ci-après.