Milana Terloeva, une jeune tchétchène sur son exil dans “Danser sur les ruines”

Lydie Deborne

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  • Tchétchénie

Le roman « danser sur les ruines ; une jeunesse tchétchène » de Milana Terloeva est autobiographique. L’auteur est tchétchène et a 26 ans. Elle est originaire d’Orekhovo, un village tchétchène et a commencé des études à la faculté de Grozny. Grâce à une association « Etudes sans Frontières », elle est venue en France et poursuit ses études à l’école de journalisme de Paris. Au travers de cet ouvrage elle nous livre le récit de son enfance au sein du conflit entre russes et tchétchènes.

Ce qui frappe au premier abord c’est le ton sur lequel tout cela nous est conté. On pourrait s’attendre à sentir la haine dans ses propos, s’attendre aussi à une mise en accusation des russes mais ce n’est pas vraiment le propos de ce livre. Milana le dit d’ailleurs elle même dès l’ouverture du livre «Ce livre n’a pas pour vocation de démonter une propagande ou d’expliquer un conflit vieux de trois siècle. C’est l’histoire simple d’une jeune fille, un miroir promené le long des routes défoncées de ma chère Tchétchénie ». En effet, Milana Terloeva, certes, a des reproches à faire aux russes mais elle essaie surtout de transcrire ce qu’a été son quotidien d’enfant dans ce contexte de guerre et pour ce faire elle nous raconte des anecdotes au premier abord anodines et sans réelle valeur générale mais lorsque l’on y réfléchit ce sont précisément ces petites histoires du quotidien qui nous en apprennent le plus sur les dynamiques du conflit. C’est par leur intermédiaire que les paradoxes sont les plus visibles.

Ce sont donc ces dynamiques que nous allons à présent essayer de détailler pour ensuite les appliquer ou plutôt les reporter à un contexte plus général. Nous allons donc partir d’un détail de l’histoire de Milana Terloeva que nous replaceront dans le contexte du conflit russo-tchétchène et finalement nous essaieront d’élargir le cadre et de les replacer dans un contexte général c’est-à-dire d’appliquer les dynamiques mises en lumière à l’analyse des conflits en général.

La manipulation de l’opinion publique ou comment créer un ennemi

La première dynamique apparaît dès les premières pages du roman. On pourrait dire qu’elle concerne la manipulation que l’une des parties peut exercer sur les médias et par ricochet sur l’opinion publique. Cette dynamique s’illustre, comme les autres par ailleurs, au travers d’une anecdote.

En effet, l’auteur décrit l’habitude qu’avait un homme de venir jouer de la musique tous les jours sous sa fenêtre. Mais un matin, l’homme n’a pu jouer, les militaires lui ayant volé son instrument. Dans la journée, en allant lui en acheter un nouveau, l’auteur découvre le corps du musicien ainsi que celui d’autres jeunes abattus par les soldats. La justification de cet assassinat a été la lutte contre le terrorisme. En effet, l’évènement, rapporté dans les journaux les jours suivants, a été présenté comme « l’élimination de neuf terroristes » . On appelle ça une « opération de nettoyage ». Ce fait, apparemment banal et terriblement commun pour ce conflit, est pourtant lourd de sens. En effet, les médias se trouvent manipulés et à la solde d’un gouvernement qui est seul maître de l’information. L’indépendance de la presse est réduite à néant et cette dernière se contente de répéter ce que les dirigeants lui disent sans exercer son esprit critique. Cela pourrait ne pas avoir plus de conséquences sur le conflit et ses dynamiques mais les médias jouent un rôle extrêmement important dans les sociétés modernes et encore plus en temps de conflit. En effet, dans un climat de confusion générale, alors que personne ne sait vraiment ce qu’il se passe et que l’anxiété grandit dans la population, le seul moyen de savoir, de s’informer sont les médias. Ils sont aussi le seul lien bien souvent avec l’extérieur ainsi que l’auteur l’explique : « Même si on savait que la plupart des informations sur les chaînes russes étaient mensongères […], c’était un semblant de lien avec le monde civilisé. »

Par conséquent, lorsque les médias sont manipulés par le gouvernement et n’ont pas la possibilité de collecter les informations par eux-mêmes sur le terrain, l’opinion publique ne peut pas elle non plus se forger une vision objective du conflit et des événements. Cela mène donc à faire adhérer les gens à un certain nombre d’opinions et à mobiliser les foules en faveur du conflit. Cela entretient également la tension intercommunautaire voire intracommunautaire en créant des divisions. Ce sont ces mêmes divisions qui ne font que compliquer le processus de paix, voire le réduire à néant. En effet, en désignant un ennemi commun à une partie de la population, les tchétchènes ici considérés comme terroristes donc ennemis des russes, les médias vont amplifier la division entre les deux camps. Cette importance des médias et le rôle qu’ils jouent lors d’un conflit ne sont pas spécifiques au conflit russo-tchétchène. Une des parties devient alors l’ennemi à abattre et on ne fait plus de différence entre quelques rebelles armés et la majorité de la population civile. Les médias se retrouvent ainsi instruments à la solde de l’un des acteurs, pas nécessairement toujours le gouvernement lui-même d’ailleurs.

Les médias s’appuient et recyclent les sentiments de la rancœur et de la haine

Cela conduit alors à une autre dynamique et l’entretient par la même occasion. Il s’agit de la rancœur et de la haine intercommunautaires.

En effet, il existe une rancœur tenace entre les deux communautés. Cette rancœur est en partie due au lourd passé colonial et de répression par les russes. En effet, outre les guerres successives de conquête du Caucase par le passé, le peuple tchétchène a ensuite eu à subir la déportation en 1944. En effet, accusés d’avoir collaboré avec les nazis pendant la guerre, les tchétchènes ont été emmenés de force en Sibérie. Cette déportation, considérée comme injuste par la population, a fait de nombreux morts du coté tchétchène. Cet épisode est rapporté dans le livre au travers des propos de la grand-mère de Milana : « Les soldats qu’on avait hébergés nous chassaient de nos maisons » et concernant la déportation en elle-même : « ceux qui n’avaient plus la force d’avancer étaient tués ».

La rancœur n’est donc pas unilatérale. Elle n’est pas que russe dirigée contre les Tchétchènes. Elle existe aussi du côté tchétchène. Au retour, les tchétchènes retrouvent leurs villages et maisons détruits : « En 1957, nous avons été autorisés à rentrer en Tchétchénie. On a dû repartir de zéro. Les Russes avaient détruit nos cimetières, nos villages. Ils occupaient nos maisons » . Mais les Russes ne se sont pas contentés de raser et détruire tous leurs biens matériels ou du moins de mettre hors de nuire certaines infrastructures. Ils ont également souillé de manière symbolique leurs biens. Ainsi l’auteur décrit comment à son retour les soldats avaient fait leurs besoins dans la maison alors qu’il y avait des toilettes au fond de la cour. Elle témoigne de sa profonde incompréhension. : « Plus que de mépris ou de haine, il s’agissait de stupeur. Une stupeur reléguant nos oppresseurs dans le néant. Pourquoi ? Pourquoi agissent-ils comme ça ? Pourquoi sont-ils comme ça ? ». Et c’est de cette incompréhension que la rancœur tchétchène nait. De cela et des souvenirs des traumatismes passés que les gouvernements russes successifs leur ont infligé, de la déportation de 1944 aux deux guerres « récentes ». Tout cela installe une barrière invisible, intangible entre les deux populations et encore une fois rompt toute tentative de communication et donc de réconciliation.

Du coté russe, le gouvernement en place s’est abondamment servi de la propagande pour persuader la population que les Tchétchènes n’étaient que des bêtes et des terroristes, emportant ainsi l’approbation des gens. Les civils sont assimilés aux rebelles et on ne fait plus de différence entre un terroriste, un vieillard ou un enfant : « Il avait dix-sept ans et tous les garçons de plus de douze ans étaient alors considérés comme des ennemis potentiels de l’empire, des terroristes en devenir » et « De dix à soixante ans, tout homme était traité en « bandit ». Cette rancœur isole donc les deux peuples et entraine une méconnaissance des uns et des autres qui mène à une incompréhension qui elle-même se transforme peu à peu en haine tenace. C’est cette même haine qui rompt finalement le dialogue et rend toute négociation impossible. La haine est un sentiment et les sentiments ne sont pas toujours rationnels. Il est donc très difficile de les expliquer et encore plus de les changer.

Un accord de paix vide de justice

Puis l’auteur suit le cours des événements et nous raconte comment le calme est revenu lorsque que les autorités russes ont finalement décidé de signer des accords de paix avec les tchétchènes. Cette paix apparente s’est alors traduite par des élections libres en Tchétchénie pour décider du nouveau président. Avec plus de 60% des voix c’est Aslan Maskhadov qui fut élu contre Chamil Bassaev. Mais l’euphorie de la paix ne dure pas et très vite on se rend compte qu’il ne suffit pas de signer des accords sur le papier pour que la Tchétchénie se sorte de ce conflit. En effet, la Russie a totalement isolé la région au moyen d’un embargo et la communauté internationale se désintéresse de la situation. De plus, les infrastructures sont détruites et la région ne dispose pas des fonds nécessaires à leur reconstruction. A cela s’ajoute logiquement le chômage parmi la population. En outre, un certain nombre de problèmes internes apparaissent avec notamment la montée du wahhabisme, branche extrémiste de l’islam, et la contestation du pouvoir en place par Bassaev, tout ceci parfaitement résumé par l’auteur pour expliquer à quel point la paix n’a été que provisoire et en quelque sorte illusoire : « Nous étions libre…[..]. Mais nous ne savions pas quoi faire de cette liberté. Le pays était en ruine et les élites sortaient laminées par la guerre. Il n’y avait pas de travail et la société manquait cruellement de cadres. » et « Au bout d’un an, les gens furent déçus. Aslan Maskhadiv faisait ce qu’il pouvait. Mais, abandonné par l’Occident, il se retrouvait coincé entre les wahhabites qui commençaient à lui poser de sérieux problèmes, Chamil Bassaev qui sapait constamment son autorité et les Russes qui avaient conservé leurs réseaux en Tchétchénie. La liberté était tombée du ciel et des milliers de gens en profitaient pour instaurer le chaos. »

La dynamique que l’on peut donc tirer de ces faits est que la paix ne peut être instaurée uniquement sur le papier par des accords. S’il n’y a pas une certaine stabilité politique ou au moins une organisation fiable, toute tentative restera vaine. La Tchétchénie, après la signature des accords de Khassaviourt, n’avait pas les moyens pratiques et techniques pour mettre en œuvre le processus de paix. Elle ne pouvait pas se relever du conflit et donc n’avait aucune réelle stabilité politique ou même économique. Et c’est ce manque de stabilité qui va précipiter la reprise du conflit en 1999. On peut très bien appliquer cette dynamique à l’analyse des conflits en général. En effet, annoncer la paix sans soutenir sur le terrain ni donner les moyens aux différentes parties de la consolider ne sert souvent à rien et ne fait que retarder la reprise du conflit.

L’asymétrie comme autre dynamique de conflit

Le conflit russo-tchétchène révèle aussi une dynamique de conflit asymétrique. En effet, d’un coté nous avons l’armée russe avec ses soldats de métiers, ses chars et autres armes conçues pour faire la guerre. De l’autre coté, nous avons au contraire des résistants tchétchènes. La grande majorité d’entre eux sont des civils, non entrainés donc à se battre, et qui n’ont pris les armes que dans le but de défendre leur territoire ou leurs revendications. Cette guerre est qualifiée d’asymétrique du fait du déséquilibre qu’il existe donc entre les deux partis que ce soit dans le nombre de combattants ou leurs techniques : « Ils ont tenu à dix contre des centaines d’assaillants ». Les tchétchènes parviennent à tenir tête à l’armée russe à cause du manque d’organisation de celle-ci mais aussi grâce à leur connaissance du terrain. Cela leur donne une certaine supériorité qui leur permet de combler leurs lacunes et leurs déficits en armes. Concernant les rebelles eux mêmes, lors de l’accalmie entre 1996 et 1999, ils sont retournés à leurs vies. L’auteur côtoie d’ailleurs sur les bancs de la fac certains jeunes qui se sont battus contre les forces russes. Mais elle explique également que certains tentent de s’approprier ce mérite : « C’est, je crois, le propre de toutes les résistances que d’accoucher sur le tard de fanfarons trahissant l’idéal qui a guidé la lutte. » Elle démontre aussi que si pendant cette paix relative il subsiste une certaine haine entre russes et tchétchènes en Tchétchénie, elle n’est pas nécessairement le fait des rebelles ou de ceux qui se sont battus. En effet, l’anecdote du bus, dans lequel un jeune tchétchène refuse de céder sa place à une vieille femme russe au nom de l’occupation russe qui a eu lieu par le passé, vient illustrer cela. L’auteur compare d’ailleurs ces « pseudo rebelles » en Tchétchénie avec le cas des gens qui à la fin de la seconde guerre mondiale se sont soudainement découverts communistes et qui ont rasé le crâne de femmes censées avoir couché avec des allemands. Pour elle, ce sont ceux qui en ont le moins fait qui, au final, sont les plus durs vis à vis de « l’adversaire », comme s’ils cherchaient à compenser leur manque d’engagement durant le conflit.

D’autre part, il apparait clairement dans ce livre qu’il y a eu une assimilation du coté russe. En effet, la population tchétchène n’est très rapidement plus considérée en tant que telle. Pour Moscou, il est évident que derrière chaque Tchétchène se cache un terroriste. L’arrivée de Vladimir Poutine au gouvernement en 1999 ne fait que confirmer cette vision et sa déclaration promettant de « buter les terroristes jusque dans les chiottes » ainsi que celle d’Eltsine le désignant comme « la solution finale au problème tchétchène » montrent qu’en définitive les russes n’acceptent pas les accords de paix.

La chance comme clé de la survue

La notion de chance est également omniprésente tout au long du récit. L’auteur finit d’ailleurs par s’y arrêter dessus. Il semble finalement qu’en temps de paix les gens ne se rendent pas vraiment compte de la chance qu’ils ont. Ils la tiennent pour acquise et ne réalisent pas que cela pourrait ne pas durer éternellement. Mais avec la guerre et la succession de conflits endurés par les Tchétchènes le moindre acte de la vie quotidienne peut être relié à la chance. Rentrer des cours, faire ses courses, être épargné par la police… tout devient une question de chance : « La chance est une notion toute relative. A Grozny, la chance est d’abord celle de rester en vie, de rentrer chez soi après une journée d’études ou de travail et de retrouver autour de la table, au dîner, le même nombre de personnes qu’au petit déjeuner, de se réveiller le matin ailleurs qu’en prison ou au paradis. » Et cette phrase « nous avons eu de la chance » revient sans cesse un peu comme un talisman. Ce sont ce genre de pensées qui aident les gens à ne pas perdre espoir lors des conflits.

L’émergence d’économies parallèles

Une autre dynamique commune à de nombreux conflits est l’émergence d’économies parallèles. En effet, les affrontements conduisent souvent à la destruction des infrastructures et donc par conséquent à celle de l’économie « régulière ». Il devient difficile de savoir ce qu’il adviendra le jour suivant et le commerce est donc rendu difficile. Dans le cas de la Tchétchénie, la région était isolée par les forces russes et cela a finalement conduit à l’accroissement des trafics en tout genre : marché noir, pillages… Dans l’ouvrage « danser sur les ruines » Milana évoque le trafic qu’il est fait des prisonniers : « La vente des détenus est un commerce florissant en Tchétchénie. » En effet, les soldats russes se livrent à des opérations de « nettoyage » qui ne sont en fait que des rafles au cours desquelles ils sélectionnent des individus de manière totalement aléatoire et les envoient dans des camps de filtration. Les prisonniers sont alors torturés et n’ont presque aucune chance d’en sortir à moins de n’être vendus à leurs familles ou échangés contre des prisonniers russes. Si les familles ne parviennent à réunir l’argent demandé assez rapidement, le prisonnier est tué et on propose alors à la famille de racheter son cadavre : « Si la famille n’arrive pas à récolter en temps et en heure l’argent demandé par les soldats russes, elle peut toujours racheter le cadavre. C’est moins cher et ça donne plus de temps pour rassembler les fonds ». Il y a donc une déshumanisation des prisonniers. La vie humaine n’est plus sacrée. On lui attribue une valeur monétaire et on la « commercialise » au même titre que n’importe quel autre bien de contrebande.

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On peut donc conclure en disant qu’au travers de cet ouvrage se détachent les principales dynamiques d’un conflit complexe et non encore résolu et que si la vision donnée l’est d’un point de vue tchétchène, elle n’en demeure pas moins assez globale. Enfin, aux principaux axes développés, nous pourrions ajouter la dimension « intérieure » que la Russie a volontairement donné au conflit Tchétchène. En effet, en limitant la portée, elle a ainsi contré toute intervention internationale et isolé la Tchétchénie. Cela donne d’ailleurs lieu à quelques brèves réflexions de la part de l’auteur : « Bizarrement c’est là que j’ai compris, non pas intellectuellement, mais intuitivement, à travers tous les pores de ma peau, que nous, les Tchétchènes, nous étions seuls au monde et que nous le resterions, que personne, vraiment personne, ne viendrait jamais à notre aide ».

Danser sur les ruines dresse donc le portrait d’une jeunesse tchétchène qui a perdu ses repères et ne connait plus que la guerre. Une jeunesse sans travail, sans éducation et sans cadre qui aura donc du mal, dans l’éventualité d’une paix durable, à reconstruire son « pays ». Cet ouvrage, bien que non destiné à expliquer le conflit, éclaire pourtant bien les faits et apporte un certain nombre d’éléments à la réflexion.