Chantal Umuraza sur sa jeunesse rwandaise

Anne - Laure Charrier

Mots-clés

  • Rwanda

Travail d’étudiants dans le cadre du cours « Analyse de conflit »

Au fil des premières lignes d’Une jeunesse rwandaise, Chantal Umuraza, autobiographe, se promène au bord de la rivière située non loin du village français où elle vit actuellement. Le cours de l’eau lui fait remonter le temps et nous plongeons avec elle dans ses souvenirs d’enfance et de jeunesse passées au Rwanda, « un pays de la nature, d’habitants pacifiques à la voix douce et au caractère tendre », un pays qu’elle aime tant (p.17). De manière chronologique, l’auteur commence le récit d’une enfance mouvementée, puis très vite l’écriture plutôt légère du premier chapitre s’intensifie et, le cœur du livre nous transporte au cœur du conflit et du génocide rwandais que Chantal, à peine sortie de l’adolescence, a vécu et subit de plein fouet.

La violence sous toutes ses formes

A travers son quotidien, on peut suivre les dynamiques du conflit à l’échelle nationale puis internationale. Le conflit commence dans le Nord du pays et elle « ne voulait pas y croire » (p. 44), ce sont les Premiers troubles. Puis, en 1994, Les cent jours, période la plus meurtrière et violente du conflit durant laquelle 1 000 000 de Tutsi et Hutu modérées furent massacrés par les Hutu extrémistes, la guerre prend le pas sur les histoires quotidiennes. Chantal raconte ensuite en quoi L’après-guerre est aussi une guerre, avec ses enchaînements de Bonnes et mauvaises nouvelles, et finalement, emplie de craintes, doutes, mais aussi d’espoir, elle nous montre que La vie continue.

Pendant la révolution hutu en 1959, alors que le Rwanda est encore sous tutelle belge (instauratrice d’une ethnicisation de la société rwandaise) ont lieu les tout premiers massacres contre les Tutsi. La gouvernance du pays à la suite de son indépendance en 1962 a laissé la voie libre à un climat de violence qui s’est installé et intensifié au cours des ans jusqu’à la crise des « cent jours » en 1994 : le génocide.

Le poids des mots

En 1931, les Belges instaurèrent la carte d’identité avec mention ethnique, réelle forme d’ethnicisation qui a renforcé le sentiment de différence au sein d’une société rwandaise unifiée. Les Hutu, Tutsi et Twa formaient à la base une seule ethnie qui fut divisée au début du XXème siècle. Le schéma de cette division s’est alors reproduit sur le quotidien. Chantal explique que « dans la vie, à l’internat, les garçons se divisaient en petits groupes suivant leur région ou leur ethnie d’origine » (p.59) ou encore que sur le « livret scolaire étaient inscrites nos différentes ethnies » (p.60) et que « le maître nous demandait de lever le doigt si l’on était l’un ou l’autre », hutu ou tutsi (p.61). Pendant le conflit, un mot, « Tutsi », a pris le pas sur toutes autres formes de discrimination et, sur ce seul mot ou « sur un seul indice » pouvant relier à ce mot, « les mains fines par exemple », les Interahamwe, les milices extrémises hutu, tuaient (p.73). En gravant l’ethnie d’origine sur les cartes d’identité, c’est un cadre structurel qui a été posé, une voie qui a été tracée, pour que s’installe la violence, « on commence à faire des ethnies un outil de guerre » (p.43).

L’extrême violence des massacres contre les Tusti et les Hutu modérés a été dévoilée aux yeux du monde. Au cours du récit de Chantal et à travers son regard, on se rend compte que certains mots contiennent un degré de violence moins perceptible que la mort elle-même mais tout aussi fort, « Il y avait des mots humiliants et des cris de victoire » (p.50/51). Malgré le temps qui passe, Chantal se souvient de toutes ses paroles, parfois effroyables, qu’elle a entendues à son encontre ou envers les siens, tous ces « mots durs à entendre » (p.60). « Il nous a demandé d’où nous venions et nous a proposé de venir avec lui pour voir comment on fait. Comment on fait ! […] jamais je n’oublierai ses paroles » (p.67). Les mots prononcés par les extrémistes hutu deviennent alors aussi puissants que leurs actes et terrifient tout autant que leurs machettes. La puissance des mots employés et le ton utilisé révèlent toute l’intensité de la haine que les Hutu ont accumulée envers l’ethnie tutsi au cours des ans, « Promenez-vous bien dans la rue, votre jour n’est pas loin. On vous connaît » (p.67). Chantal a emmagasiné les scènes de violence auxquelles elle a assisté pendant le génocide et encore davantage ces mots, leur signification et leur sens caché qui ont nourri sa peur dès le début du conflit alors même qu’il ébranlait à ce moment là le Nord du pays, à des centaines de kilomètres où elle vivait.

« Toujours des rumeurs et de la propagande » (p.82)

Dans les premières phases du conflit, les rumeurs qui provenaient des nouvelles entendues sur les radios puis répétées par le bouche-à-oreille ont semé le doute et la méfiance, « les gens étaient divisés, tout le monde se méfiait de tout le monde » (p.43). L’auteur se demande si ce sont « des ouï-dire ou des réalités ? » (p.44). Les rumeurs perturbent la perception de la réalité, « on entend trop de rumeurs […] tout le monde est suspect » (p.51). Avant, pendant le conflit, Chantal a été victime de ces « on rapporte que » (p.43), « on dit que » (p.60), « des rumeurs circulent que » (p.65), « ils propagent la rumeur que » (p.81), « le bruit court que » (p.83). Encore après le génocide, elle relate qu’il était difficile de savoir ce qui s’était réellement passé, « troublée par les informations contradictoires, je n’écoute plus la radio » (p.80).

Les mots remplissent également un rôle intensificateur de la distorsion quand un groupe acteur du conflit, voire les deux, les utilise à des fins de propagande. Ainsi, dans le conflit au Rwanda, la Radio Muhabura (tutsi) créée en 1991 et surtout la RTLMC, Radio-Télévision Libre des Milles Collines (hutu) créée en 1992, ont utilisé les mots comme une arme réelle, propageant la confusion et la peur au sein de la population. Les milices hutu par les ondes de la RTLMC ont pu diffuser largement leur idéologie et les mots ont agi comme un facteur d’intensification de la violence à la suite des premiers massacres. Les mots entendus et répétés ont, d’une certaine manière, catalysé une haine grandissante conduisant jusqu’à la deshumanisation de l’autre.

La deshumanisation de l’autre

Les rumeurs et la propagande s’intensifiant tout au long du conflit ont amené à croire que l’autre n’est plus un homme jouissant de sa dignité de personne et qu’il est donc permis et même logique de le tuer. « La chasse à l’homme à commencer ici, chez nous… » (p.66). La deshumanisation est mutuelle et les victimes considèrent également les tueurs comme aliénés. Le frère de Chantal pendant la période des « cent jours », refusant de se rendre à l’église dit à Chantal : « comment une personne devenue un chien dangereux pourrait-elle avoir peur de tuer des gens assis dans une église ? » (p.67).

La violence devient visuelle et insoutenable. Les corps des victimes sont convoités par les chiens et la condition humaine semble être un concept qui a disparu. L’homme est comparable à de la viande. Chantal a été confrontée à des spectacles d’horreur réalisant l’atrocité à laquelle la haine peut conduire, « j’ai aperçu le corps d’une femme et son enfant, tous deux morts, un chien leur tournait autour. » (p.67), les chiens « mangeaient des corps […] » (p.79). La violence parvient à changer l’image de l’autre, qu’il soit un des siens ou qu’il fasse parti des bourreaux. La guerre est un concept créé et entretenu par l’Homme ; pourtant lorsque celui-ci se retrouve au cœur d’un conflit, il perd toute notion d’humanité.

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Dans un conflit, la violence se traduit sous différentes formes. A travers l’expérience de Chantal, on prend conscience que la violence physique est malheureusement seulement la partie visible de l’iceberg. Le poids des mots et des rumeurs représente souvent une autre forme de violence, qui est certes moins quantifiable que les morts et les massacres et moins relayée par les médias, mais pourtant tout aussi extrême. En fonction des causes (profondes ou secondaires) d’un conflit, la violence structurelle et verbale subie par une population, victime de ségrégation ethnique ou raciale par exemple, peut être aussi dure que la violence physique.

Les faces cachées d’un conflit

La cohésion dans la division

Si le poids des mots est une forme de violence qu’on ne pourrait soupçonner, il y a bien souvent dans les conflits des choses invisibles que l’on découvre sur place ou à travers les témoignages des victimes qui rompent le silence. Dans certains cas, des vérités ne seront jamais dévoilées. Page après page d’Une jeunesse rwandaise, on réalise que parmi le chaos et la violence qui ébranlent le pays règne un élan de solidarité et de rassemblement. De la division naît la cohésion. La guerre déchire tout un pays, renforce les antagonismes, et pourtant, la solidarité est toujours présente. Chantal raconte que même « l’administration appelait à la solidarité, nous demandant de tendre la main aux déplacés de guerre » (p.51).

Pendant le conflit, Chantal et son frère sont restés très soudés. Après qu’ils aient dû se séparer, ils sont restés unis par la pensée et il existait comme une sorte de soutien psychique à distance entre eux deux. Souvent l’auteur se réfugiait dans la prière mais elle ne priait pas seulement pour elle, sinon pour son frère, sa famille, les siens, son pays. De même, elle a vécu sa première histoire d’amour alors que les sentiments de haine s’aggravaient dans le pays, « mon amour avec Boniface me redonne gout à la vie malgré ce qui se passe dans mon pays » (p.59).

Ceux qui restent

Beaucoup de Tutsi et des Hutu modérés ont trouvé la mort pendant la période des « cent jours », d’autres ont survécu au génocide, comme Chantal. Néanmoins, ceux qui restent sont aussi des victimes, des victimes de « l’après-guerre est aussi une guerre ». Un pays qui a connu un conflit n’est plus le même, une population qui a souffert un génocide n’en ressort pas indemne. Souvent le chaos règne encore après la fin d’un conflit. Des infrastructures détruites et pas encore reconstruites peuvent empêcher toute remise en route d’une dynamique de développement, une économie nationale peut rester gelée pendant plusieurs mois après la fin d’un conflit. Des populations sont démunies. A la suite du génocide, Chantal, comme beaucoup de Rwandais, a dû faire face à l’extrême pauvreté, au manque de nourriture et d’eau, « l’eau était une autre guerre » (p.132), et au sentiment d’abandon, « nous, ceux qui étions restés, nous avons été opprimés et ignorés » (p.79), « je me sens abandonnée » (p.80). Chantal s’est retrouvée face à elle-même, dépossédée de tous ses biens mais aussi de toutes sensations, « un sentiment de vide m’envahit » (p.103), devant porter cependant le poids d’un départ à zéro, « j’avais l’impression de recommencer toute ma vie à zéro » (p.117).

L’antinomie entre une sensation de vide et le poids d’un nouveau départ reflète les contradictions qui ont bouleversé l’auteur encore longtemps après le conflit. Elle avait confiance en l’avenir et peur à la fois, « la peur de vivre, d’exister avait remplacé la peur de mourir » (p.80). A l’extérieur le calme était quasiment revenu, à l’intérieur le chaos était toujours présent, « la vie après la guerre, la peur, les regrets, les incertitudes, la rage. Ces sentiments sont mêlés chez moi » (p.81). Chantal voulait trouver la paix et a du débuter un nouveau combat, celui contre la rancœur, l’incompréhension et les questions qui envahissaient, et envahissent encore, son esprit, « pourquoi ? Pourquoi mon pays a-t-il connu ces horreurs ? » (p.95), « j’étais là, debout, avec toujours les mêmes questions » (p.97). Chantal voudrait pouvoir pardonner à ceux qui l’ont humiliée, « les garçons me demandent de creuser ma propre tombe […] ils ne m’ont pas tuée. Ils m’ont humiliée » (p.71/72), à ceux qui ont humilié les siens, « des centaines de personnes ont été tuées dans une humiliation atroce » (p.95) ; elle voudrait pouvoir pardonner à la communauté internationale qui « ne voulait pas reconnaître qu’il y avait un génocide au Rwanda ! » (p.97). Le temps a dû faire son effet avant que l’auteur puisse dire que « la vie est merveilleuse et bouleversante » (p.134), qu’elle est « tranquille » (p.139). Et encore aujourd’hui, elle vit avec le poids des souvenirs qui souvent la transporte loin d’ici, « mes souvenirs m’emportent et m’engloutissent » (p.129).

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Dans un conflit, il existe toujours des faces cachées, des côtés invisibles qu’ils soient positifs ou négatifs, bons ou mauvais. Les sentiments d’amour ne sont pas forcément éteints, et même, peuvent naître. La douleur de ceux qui restent est intense et durable, la douleur de devoir mener à nouveau un combat pour réapprendre à vivre, une lutte contre d’étranges émotions, des émotions confuses ou opposées, et parfois des sensations d’apathie.

 

Une jeunesse rwandaise nous fait prendre conscience de l’horreur du génocide, et plus largement, des conséquences qu’un conflit entraîne sur toute une génération. Le poids n’est pas seulement celui du nombre de morts mais celui des mots qui restent gravés dans la mémoire des survivants pour toujours. Ces mots qui rappellent les rumeurs véhiculées, les humiliations subies, la peur ; ces mots qui deviennent puissants au point de pouvoir dénaturer l’homme lui-même. Pour dévoiler ces faces cachées, pour que les gens prennent conscience que la violence d’un conflit est multiple, le récit des victimes est essentiel. Ces horreurs ne doivent pas tomber dans l’oubli car les victimes, ceux qui restent, ne les oublieront jamais.

Dans ce sens, le film « Lignes de front » de Jean-Christophe Klotz sorti en mars dernier est une fiction mais aussi un témoignage car le réalisateur fut reporter en juin 1994 au Rwanda. Le film met en scène Antoine, un journaliste, qui propose un deal à un Rwandais de Paris : l’emmener à Kigali pour l’aider à retrouver sa fiancée en échange de pouvoir filmer son histoire. Le film apporte une double vision du conflit, celle d’un Français impuissant face à l’inertie de la France et de la communauté internationale et celle d’un Rwandais qui voit son peuple s’entretuer. (Si vous ne l’avez pas déjà vu, je vous le conseille !)