“Les vivants – demandeurs d’asile en création”

ou comment l’expression artistique peut aider à se construire et à tisser des liens entre les populations en situation de précarité et le territoire qu’ils habitent

Claske Dijkema, 26 octobre 2012

Mots-clés

  • transformation des conflits
  • communauté politique
  • conflit social
  • Europe

A travers la compagnie La Langue Merveille, la danseuse et conteuse Lucile Floréal et le photographe François Diot travaillent ensemble sur la mise en lien des personnes avec eux-mêmes et les autres. Chacun des artistes a découvert ses propres outils qui sont le fruit d’un long parcours à la fois intellectuel, spirituel et sensoriel. Leur cartes de visite montrent ces approches différentes. Lucile a choisi des “images” issues de la nature et François a opté pour l’humain dans un cadre bien prononcé. Chacun puise son énergie dans des sources différentes, mais c’est dans la complémentarité entre une sensibilité et une capacité de cadrage, garant de sécurité, qu’ils ont trouvé une force qui s’est concrétisée dans le projet “Les vivants - demandeurs d’asile en création”.

Il s’agit d’un “atelier de théâtre poétique avec la nature” qui a eu lieu en mars-avril 2011 dans la région lyonnaise et d’une exposition de photos prises au cours de l’atelier et qui, depuis, tourne dans la région et, en 2013, ailleurs en France. Cet atelier est le fruit d’une mise en cohérence entre les démarches de plusieurs acteurs : les responsables de l’accueil des demandeurs d’asile (l’ONG Forum réfugiés, les Dominicains du couvent de La Tourette qui ont mis à disposition des locaux), les artistes (Lucile et François) et les demandeurs d’asile eux-mêmes.

Le site web de la compagnie explique que « l’atelier est un processus et un défi partagés : se rendre présent à ce qui nous entoure – la nature –, recueillir ses sensations avec ses cinq sens, les conscientiser, les mettre en mouvement et en voix, puis en laisser des traces poétiques (dessin, peinture) en vue d’un échange. » Cette démarche amène chacun(e) à être le conteur, pour lui et pour les autres, d’un voyage intérieur, où la langue n’est plus un obstacle. »

A cet atelier une douzaine de demandeurs d’asile a participé, d’origines différentes, parlant des langues différentes, ayant eu des trajectoires et des raisons de départ diverses mais partageant tous une situation de précarité. En tant que sans-abris, ils dormaient dans les accueils du Samu social (le “115”) mais qui, dans la journée, étaient de nouveau sur la rue. En février 2011, s’ouvre un centre d’accueil de Forum réfugiés à côté du Couvent de la Tourette, dans les Monts du Lyonnais, avec la nécessité de s’approprier une distance d’avec le monde urbain connu et d’intégrer un environnement rural.

Les persécutions et les formes de violences physiques et sociales qui les ont poussé à partir de leur pays d’origine sont une autre source de précarité émotionnelle. Ils sont sur un mode de survie qui ne permet pas de se projeter dans le futur. L’incertitude typique pour la procédure de demande d’asile illustre la difficulté de développer une vision à long terme et de se construire alors soi-même. Leur précarisation à travers leurs déracinements successifs était un point de départ pour l’atelier mis en place par Lucile et François.

Parce que tous ne partageaient pas une même langue, les artistes ont dû se référer à une langue universelle pour communiquer, la langue de la nature et des archétypes de l’humanité, la langue du corps et des symboles dont la signification est comprise à travers les différentes cultures. La pierre était par exemple le point de départ pour la première des six séances. La pierre qui est concrète, qu’on peut toucher, emmène les demandeurs d’asile à leur propre fondation. L’image de la pierre peut les renvoyer à leurs origines géographiques mais aussi archétypales. On trouve les pierres aux bord des fleuves, au bord de l’eau. On s’en sert pour construire des maisons, comme pierre de foyer pour faire du feu. Elle est lourde, elle donne du poids et du relief. A partir de ces associations, Lucile a invité les participants à s’exprimer à travers la danse sur où cette pierre les emmenait et ensuite de le dessiner avec les matériaux disponibles dans la forêt où avait lieu l’atelier.

Une constante dans le travail de Lucile est l’encrage territorial. C’est ainsi qu’elle a cherché à établir le lien entre les demandeurs d’asile, déracinés, et les tailleurs de pierre, gardiens d’un patrimoine culturel régional. Ces derniers ont appris aux demandeurs d’asile comment façonner la pierre dorée. C’était aussi une façon de les relier au territoire où ils habitent temporairement.

Pendant les quatre premières séances de l’atelier, François était un participant parmi les autres et a ainsi pu sentir les effets d’une mise à nu à travers la mise en mouvement du corps initié par Lucile. Amené à s’exposer et à se dégager tout a priori, il a vécu les séances comme une dé-construction de soi et une prise de risque : c’était la seule façon pour lui de se lier vraiment aux gens qui sont en précarité. Les deux dernières séances François a échangé son rôle de participant pour celui d’observateur, avec son appareil photo comme outil de médiation entre le groupe et lui. Ses choix dans les prises de vue reflètent le regard qu’il porte sur les demandeurs d’asile. Ainsi François a choisi de les capter non dans leur quotidien difficile, au risque d’esthétiser leur épreuve, mais dans un temps partagé de création, afin qu’ils ne subissent pas son regard mais qu’ils en soient co-constructeurs. Déjà, dans le théâtre poétique, les participants se révèlent, à eux-mêmes et au groupe. Pour François, la photo est une acte de révélation supplémentaire pour déconstruire l’image sociale des demandeurs d’asile. Les images jouent sur les effets de flou obtenus lors la prise de vue (par un accompagnement du mouvement), sans retouches ultérieures. Le flou, selon lui, est révélateur de la situation des demandeurs d’asile : ils « apparaissent dans notre paysage et peuvent en être effacés à tout moment par une décision politique ou administrative. Dans l’entre-deux, leur trajet de vie, leurs angoisses, leurs élans, leurs solidarités, croisant les nôtres, laisse des traces dans notre mémoire et notre conscience. La trace que je tâche de saisir, c’est toute la densité des ‘vivants’ dans notre environnement et notre esprit instables, tantôt accueillants tantôt menaçants. » Le contraste entre le flou et la densité que dégagent les personnes sur les photos est aussi motivé par le fait que chaque personne photographiée garde quelque chose de caché liée au parcours qui lui est propre. Mais aussi de par ce que François appelle “le mystère de la vie et de l’amour” qui leur donne une densité incroyable, ce que plusieurs photographies évoquent à travers personnages seuls ou en duos (des amis, des couples). Il raconte l’histoire d’un homme qui ne risquait rien dans son pays mais qui a choisi l’exil et la précarité pour partager sa vie avec une femme, qui est d’une minorité rom persécutée et sans droit dans son pays.

Ce travail a donné lieu à 24 images imprimées sur tissu, des cartes postales et une « vidéo photographique » qui ont été diffusées lors de “La nuit d’après”, grande soirée de soutien aux demandeurs d’asile organisée par Forum réfugiés le 31 juillet 2011 à Lyon, et exposées notamment au Patio à la Villeneuve à Grenoble en octobre 2012.