Les obstacles à la construction de l’Etat en tant qu’ « Institution »

Cheffi Brenner, Octobre 2007

Mots-clés

  • Légitimité politique
  • légitimité institutionnelle
  • légitimité réelle
  • bien public
  • facteurs de stabilisation
  • institutions
  • Bénin
  • Togo
  • Ghana

Les obstacles à la construction d’un Etat viable en Afrique de l’Ouest, Etude comparative de 3 cas : Bénin, Ghana et Togo

Liens internes

Au cours de la triple couche historique envisagée, l’organisation du pouvoir est passée d’une légitimation politique (période précoloniale) à une légitimation institutionnelle (période coloniale). La principale difficulté réside dans le fait que la seconde est passée par une destruction de la première ce qui pose aujourd’hui le problème de la légitimité réelle d’un Etat représentant une institution. De même la personnification de l’Etat après les indépendances est un frein à l’émergence d’une entité neutre et représentative de tout un peuple.

A-Légitimité politique versus légitimité institutionnelle

L’étude de ces trois pays nous démontre qu’il y aurait deux sortes de légitimité, une légitimité politique au sens d’une reconnaissance de facto des pouvoirs en place par la population qui en accepte donc la tutelle et une légitimité institutionnelle telle qu’issue de processus et de mécanismes comme le suffrage par les urnes que l’on pourrait qualifier de reconnaissance de jure.

Il semble que l’existence de pouvoirs tenus comme légitimes en période précoloniale, bien que cette reconnaissance ne tienne pas forcement a une légitimité institutionnelle au sens moderne du terme, comme nous l’avons envisagé précédemment, joue un rôle structurant dans la mise en place de structures institutionnelles viables après les indépendances. Pendant la période coloniale, vont être créées des structures institutionnelles essentielles pour les démocraties des pays européens. Mais parce qu’elles seront imposées sans concertation, elles vont apparaître exogènes et seront moins bien acceptées par les populations africaines. Elles apparaissent parfois sans aucun lien avec les réalités internes des sociétés en présence. Cette légitimité institutionnelle s’étant d’autant plus appuyée sur des pouvoirs ayant perdu toute légitimité politique, la validité de la légitimité institutionnelle peut être questionnée. L’Etat en tant qu’institution existe bien dans la mesure où il y a les attributs de l’Etat-institution comme par exemple une administration structurée avec des fonctionnaires etc. Il semble cependant que c’est l’exercice du pouvoir au sein de ces institutions qui peut poser problème et remettre en cause l’existence de cet Etat.

Après les indépendances et jusqu’aujourd’hui, les 3 pays étudiés vont devoir construire leur modèle propre en alliant les deux sortes de mode de légitimation de pouvoir.

1- La structure sociétale pré-coloniale comme déterminante dans l’idée même de la construction d’un Etat.

L’existence de sociétés politiques au sein de ces empires pré-coloniaux semble avoir facilité la naissance de structures institutionnelles par la suite.

Des modes d’organisations politiques existaient en Afrique avant la période coloniale.

Bien souvent, « les empires ou royaumes, qui sont pour les plus anciens contemporains du Moyen-Age européen, ont eu leurs institutions propres, leurs modes de gestion des affaires publiques, d’organisation et de transmission du pouvoir politique, leur propre mode de régulation des rapports sociaux, de gestion et de règlement des conflits. Ces constructions institutionnelles ont organisé les rapports entre les différentes communautés sur de vastes territoires. Elles ont mis au point des modes de gestion qui, dans bien des cas, ont assuré la paix et la sécurité aux peuples concernés et elles ont établi des partenariats avec le reste du monde. La rencontre de Kulukanfuga , comme le rapportent les traditionalistes, a regroupé en 1235, sous Soundiata Keita , tous les chefs de provinces de l’Empire du Mali pour convenir des règles de gestion de leurs territoires. »

A cette époque ce sont surtout des liens politiques qui se développent plus que des liens institutionnels. L’armée par exemple dans l’Empire Ashanti est davantage à la solde du souverain qu’une institution nationale. De même la figure de l’Etat est incarnée par le souverain mais qui est assisté de son conseil. La légitimité des gouvernants apparaît donc plus politique qu’institutionnelle mais elle existe pourtant bien.

La comparaison de nos 3 cas semble également montrer, comme nous l’avons évoqué dans la fiche historique, que la présence de royaumes forts avant l’arrivée de la puissance colonisatrice est un facteur de stabilisation et de fédération des peuples au sein des entités qui seront artificiellement crées par la suite.

Comme le fait remarquer Christopher Clapham, les sociétés africaines qui ont pu le mieux mettre en place, dans la période contemporaine, des systèmes effectifs d’Etat sont celles qui ont une histoire de la formation et du maintien de l’Etat bien antérieure à la colonisation. Preuve que l’existence ou non de cette tradition influence la gouvernance actuelle est que, les mouvements d’insurgence dans les sociétés dépourvues de tradition étatique précoloniale, (par exemple Somalie mais aussi au Nord de l’Ouganda, au Sud Soudan, Libéria et Sierra Leone) ont eu les plus grandes difficultés à établir des structures politiques effectives, alors que ces mêmes mouvements dans les sociétés ayant une telle tradition (Sud de l’Ouganda, le Nord de l’Éthiopie ou en Erythrée), réussissent à établir des structures efficaces de gouvernement parfois même malgré le chaos résultant du renversement des régimes précédents.

Emmanuel Terray , démontre également que les sociétés africaines sont des sociétés politiques dans la mesure où il existe en leur sein des débats sur l’organisation des pouvoirs publics. Ces débats sont bien des débats politiques « dans la mesure où les camps qui s’y affrontent sont des coalitions souvent hétérogènes, dont les frontières ne coïncident pas avec celles des lignages, des régions ou des clientèles. ». Wilks dans le cas des Ashantis, utilise d’ailleurs le mot de « partis » dont l’unité tient d’abord à une communauté de vues, à une conception identique des intérêts et de la grandeur des intérêts de l’Etat.

Cela étant une des particularités de ces discussions est qu’il y existe une recherche systématique d’un consensus maximal et un refus de la règle majoritaire et de la procédure de vote. Dans la pratique chacun donne son avis en présence du souverain ou du chef qui écoute en silence pour trancher lorsqu’une solution satisfaisante pour tous apparaît. Le principe fondamental qui guide cette procédure est qu’il n’y a de solutions justes que celles qui préservent au maximum l’union et la cohésion de la communauté. Transparaît ici en filigrane le fait que dans beaucoup de cultures africaines, l’individu se définit avant tout au sein d’une communauté avant d’être un élément individualisé et par là même l’idée que son bien-être est intrinsèquement lié à celui de sa communauté.

Emmanuel Terray donne l’exemple de plusieurs interlocuteurs Abron qui voient plutôt négativement une procédure de vote car :

« Il y a des hommes intelligents et il y a des imbéciles, il y a des vieillards expérimentés et d’innocents blancs-becs ».

De plus de leur point de vue le vote divise plus qu’il ne rassemble dans la mesure où il pousse les uns à l’arrogance et à la présomption, les autres à l’humiliation et à la rancune, dans ce cas une procédure de vote nuit plutôt à l’unité du groupe.

On voit donc qu’il existe bien déjà à cette époque une « culture politique » mais dont les modalités et le fonctionnement sont propres à ces cultures.

On peut en outre se demander si cette habitus du consensus, n’a pas des répercussions sur la réception par ces sociétés aujourd’hui du fait majoritaire qui définit les modes de démocratie qu’ils sont sensés appliquer. La procédure du vote est-elle aujourd’hui intériorisée et acceptée par toutes les couches de la population comme ayant une vertu légitimante ?

Une clé de compréhension de la stabilité au Bénin et au Ghana comparée à la situation au Togo peut être trouvée ici. En effet les deux premiers ont eu de tels royaumes fédérateurs et un tels habitus de réflexion politique plus globale, ce qui n’est pas le cas du Togo. Or la présence d’une tradition de discussion politique au sein de ces royaumes a sans doute favorisé ensuite une réflexion sur le type d’institutions qu’ils voulaient mettre en place et par là même la légitimité de celles-ci.

2- Les règles appliquées lors de la colonisation, notamment les institutions qui vont y être créées mais aussi la façon dont la décolonisation va être menée ont également des répercussions actuelles

A l’arrivée des puissances coloniales, ces grands royaumes sont toujours présents. Mais parce qu’elles vont déstructurer les modes de gouvernance en place, les colonisations française et britannique, malgré leurs différences, vont délégitimer les figures même du pouvoir qu’elles vont contribuer à installer. La mise en place des institutions étatiques ne se fait pas en concertation avec les populations pour lesquelles elles apparaissent comme imposées et donc mal acceptées.

Ainsi, quelque soit le modèle de colonisation appliqué, il y a eu une délégitimation des figures du pouvoir et donc de sa légitimation politique. Dans le cas de l’indirect rule par exemple bien que les chefferies soient maintenues, le mode d’élection des chefs devient tributaire du bon vouloir du pouvoir colonial, faisant parfois fi des règles préexistantes. Dans le système du Ghana moderne, le chef jouit d’une position particulière dans son royaume. Sa légitimité vient du fait qu’il est considéré par ses sujets comme le chef religieux, politique et judiciaire du royaume, l’ « incarnation spirituelle de la nation » . Le système de l’indirect rule introduit au Ghana par Sir Frederick Gordon Guggisberg, ne va pas détruire ces structures traditionnelles mais va les soumettre au contrôle du pouvoir colonial. Les chefs qui sont maintenus en place sont ceux qui servent au mieux les intérêts de la couronne. Il en résulte une délégitimation de ces chefs aux yeux de la population qui ne se reconnaît plus dans ces entités. Dans le même temps, dans la mesure où le choix de ces chefs ne dépend plus des populations, ceux-ci ne se sentent plus responsable devant elles.

On constate donc un double mouvement, à la fois une délégitimation des pouvoirs aux yeux de la population et dans le même temps un phénomène de « déresponsabilisation » des gouvernants devant leurs populations.

Dans les systèmes français, les élites culturellement assimilées, souvent issues de la bourgeoisie apparaissent éloignées des populations qu’elles sont censées représenter. Le système d’assimilation des élites autochtones va en outre favoriser un clivage entre le Nord et le Sud au Bénin et au Togo, clivage qui sera ensuite repris et instrumentalisé après les indépendances par les régimes en place. En effet, étant en contact en premier lieu avec les populations côtières du Sud (les premiers contacts se font par la mer), et ce depuis le moment de la traite négrière organisée avec les royaumes africains, le pouvoir colonial va favoriser l’émergence d’une élite bourgeoise instruite au Sud. Ce sont souvent ceux-là même qui partent en Europe pour étudier et ce sont eux encore qui seront au devant des luttes pour l’indépendance bien qu’il ne faille pas négliger la participation des autres populations à cette lutte. La multiplication de ces échanges ainsi que la traite d’esclaves va entraîner parallèlement un développement accru des régions du Sud au détriment des zones plus septentrionales. Le Bénin et le Togo ayant a peu près la même configuration géographique, ce même mouvement sera enregistré dans les deux pays. Ensuite, au moment des indépendances, le manque d’intérêt de ces élites du Sud pour les autres régions va cristalliser encore des rancoeurs de la part des populations du Nord qui se reconnaissent alors peu dans leurs gouvernants et se sentent délaissées.

Va naître alors un autre clivage au sein même des élites selon qu’elles vont se revendiquer de l’une ou de l’autre partie du pays.

Les coups d’etat du Général Gnassingbé Eyadema (lui-même ressortissant du Nord) au Togo et le 1er du Général Soglo au Bénin (1963) relèvent bien de cette logique revancharde d’un Nord sur le Sud. Cet « héritage colonial » ensuite instrumentalisé, notamment pour asseoir le pouvoir de dirigeants autoritaires, continue aujourd’hui encore à produire des effets, empêchant, au Togo tout du moins l’émergence d’un pouvoir qui serait exempt de ces considérations et dans lequel l’ensemble de la population pourrait se reconnaître.

GOEH-AKUE N’buéké Adovi , constate également que la période coloniale va apporter des changements qui vont rompre le consensus traditionnel autour des chefferies. Les chefs ne sont plus perçus, en tout cas au Togo, comme garants d’une autorité morale mais plutôt comme un instrument de répression à la solde du pouvoir colonial. En effet le désir des explorateurs de traiter avec, ce qui représente pour eux des interlocuteurs valables va désorganiser les rapports entre les autorités traditionnelles et les collectivités locales. Toujours selon cet auteur, « dès l’époque de la traite, la suprématie des Etats précoloniaux de la côte, courtiers des négriers blanc, [va leur conférer] des privilèges sur ceux de l’intérieur. Au sein même des Etats et groupes sociaux, la hiérarchie traditionnelle, fondée sur la gérontocratie, est remise en cause par l’introduction progressive de nouvelles formes de catégorisation, […] avec la prise en compte de nouvelles valeurs fondées, non plus sur les relations lignagères, mais davantage sur les richesses matérielles.[…] Cette situation [va se trouvée] aggravée par l’immixtion de l’administration coloniale qui peut, selon son intérêt, donner sa reconnaissance à un chef désigné par-devers des règles traditionnelles, pourvu qu’il accepte de garantir ses intérêts ».

On peut se demander si ces changements n’alimentent pas aujourd’hui encore des conflits à la fois générationnels mais également entre urbains et ruraux sur ce que doit être le pouvoir.

La colonisation va donc déstructurer les modes de gouvernance préexistants et c’est dans un tel environnement que vont se construire les acteurs des indépendances de ces pays. La lutte contre le pouvoir colonial devient alors un nouveau mode de légitimation politique du pouvoir ainsi qu’un élément de cohésion en soutien à ces personnalités. En effet les luttes indépendantistes leur confèrent une légitimé de facto.

C’est pourquoi, le moment des indépendances représente certainement un point de rupture dans la mesure où la lutte contre le pouvoir colonial pouvait constituer un élément fédérateur. Dès que celui-ci disparaît et en l’absence de valeurs fortes suffisamment cohésives pour construire un Etat nation, les luttes internes qui existaient déjà vont s’exacerber. L’Angola est à ce titre un exemple frappant mais la Côte d’Ivoire d’après Houphouët reflète dans une certaine mesure cet état de fait.

Les dérives autoritaristes que vont connaître après leur indépendance, le Bénin, le Togo et le Ghana sont sans doute une des conséquences de cette absence de légitimité des gouvernements qui arrivent au pouvoir, bien que dans le cas du Ghana cette délégitimation se soit produite progressivement alors que Kwami N’Krumah jouissait à son arrivée d’une popularité indéniable. On peut en effet se demander comment le Ghana, qui au moment de son indépendance était un des pays les plus riches d’Afrique doté d’une fonction publique des plus efficaces, d’un pouvoir judiciaire impartial et d’une classe moyenne prospère a pu être touchée par cette montée autoritaire accompagnée d’un effondrement de son économie.

B- La Personnification de l’Etat ou la question de la construction et de la légitimité des élites dirigeantes après les indépendances

Ainsi donc la superposition artificielle d’une légitimité institutionnelle sur une légitimité politique plus ancienne va poser des problèmes dans la mesure où un certain nombre de repères s’en trouvent bouleversés.

L’ère qui s’ouvre après les indépendances laisse à ces trois pays l’héritage d’un système institutionnel directement issu de la colonisation, cependant ces jeunes Etats sont peu ou pas préparés à diriger des Etats centralisés. Or, comme le constate Christopher Clapham , bien que les règles coloniales aient, dans la plupart des cas, établi les structures institutionnelles de gouvernement sans lesquelles une démocratie n’est pas possible, cela n’a pas été accompagné de règles ou de structures fondant une responsabilité des gouvernants devant les populations. Ces règles sont apparues comme étant imposées et donc plutôt mal acceptées par les populations.

Les Chefs d’Etat qui prennent la tête de ces trois pays juste après les indépendances sont issus d’élections organisées sous la tutelle encore présente des pouvoirs coloniaux ou de l’ONU. Ces pays doivent alors faire face à des défis de taille que constituent justement la représentativité de la population à travers ces élites et la construction d’un Etat autonome. Ces défis peuvent-ils expliquer à eux seuls les dérives autoritaristes qui vont y prévaloir ?

Dans ce contexte, les jeunes républiques issues des indépendances vont devoir trouver des systèmes de représentativité à leurs dirigeants. Cependant, il apparaît très tôt une personnification de l’Etat sensé être une institution impersonnelle représentant l’ensemble d’une population. Or cette représentativité à travers une seule entité pose problème dès le départ. Si Kwami N’Krumah au Ghana par exemple n’est pas issu de la bourgeoisie traditionnelle, ce sont quand même des élites instruites qui dirigent. On assiste donc à l’émergence d’une nouvelle classe dirigeante plutôt urbaine et dans laquelle toutes les populations peuvent avoir du mal à se reconnaître.

1- La violence, moyen de légitimation du pouvoir

Un des arguments avancés pour justifier l’installation des régimes forts est la nécessité de construire des Etats jeunes. Est-ce une certaine fragilité de leur assise populaire qui justifie la volonté des dirigeants de faire disparaître toute opposition ? Dans les trois cas en effet, il y a eu abolition du multipartisme, alors qu’il existait avant l’indépendance et les personnalités fortes des combats pour l’indépendance ont été soit intégrées dans le système du monopartisme, soit tout simplement éliminées. On peut alors penser que la fragilité ou l’absence d’éléments unificateurs qui fonderaient la légitimité des élites explique qu’elles se sentent fragiles et ne veulent pas avoir à rendre des comptes. Il en résulte une utilisation de la violence pour imposer leur pouvoir, une violence qui devient alors un mode de légitimation du pouvoir. Or, un des effets pervers est que, même l’opposition se construit selon ce registre. Aujourd’hui encore, dans le cas du Togo, un opposant est d’autant plus légitime qu’il a été à un moment donné persécuté. Il est difficile dans ces conditions de voir émerger des figures apaisées de l’opposition. Sans doute le Bénin et le Ghana sont-ils sortis de ce schéma parce qu’ils ont trouvé une alternative à ce mode de légitimation.

Il y a également parfois une confusion entre le monopole de la violence légitime , caractéristique propre à l’Etat censée être un gage du respect de l’intérêt commun et la violence illégitime qui sert à légitimer des pouvoirs illégitimes. C’est une perversion des fonctions mêmes de l’Etat. Le caractère « légitime de la violence » de l’Etat provient uniquement du fait qu’elle doit servir à sanctionner les violations de la règle de droit définie par la société. Or cette légitimation n’existe plus quand l’utilisation de la force par l’Etat ne sert plus l’intérêt général mais celui de la classe dirigeante. Si le Ghana et le Bénin sont sortis de ce modèle de violence étatique, c’est toujours le cas au Togo. L’absence d’alternative crédible pourrait constituer une clé de compréhension de ce phénomène et l’on ne peut qu’être d’accord avec O. Przeworski lorsqu’il considère que « la crise de légitimité d’un régime ne suffit pas à expliquer sa chute; il faut aussi et surtout qu’existe une alternative préférable et organisée. »

2- La figure du “Chef de l’Etat”

La construction de la personnalité du « chef » par les populations elles-mêmes est également à questionner. En effet la façon dont la personne de Kwami N’Krumah a été mythifiée est édifiante. Le journal Evening News en 1961 l’évoquait en ces termes:

“When our history is recorded, the man Kwame Nkrumah will be written of as a liberator, the Messiah, the Christ of our day, whose great love for mankind wrought changes in Ghana, in Africa and in the world at large”

Ce culte de la personnalité sera également appliqué à Eyadema au Togo ou à Kérékou au Bénin.

De plus, la personnalité même de ces dirigeants dans la construction de la figure du Chef de l’Etat ne peut pas être niée, notamment la façon dont se construit cette personnalité et encore une fois, le rôle que les populations vont y jouer : apparaît-il comme un homme messianique, quels mécanismes peuvent le conduire ou pas à une gestion patrimoniale de l’Etat etc. Par exemple Kwami N’krumah au Ghana en tant que « Père de l’indépendance » était perçu comme un héros avant de sombrer dans des dérives autoritaires tandis que Gnassingbé Eyadema participait directement à la vie privée des citoyens qui venaient eux-mêmes la lui soumettre.

De cette personnification du pouvoir découle une confusion entre sphère publique et sphère privée dans la mesure où ces chefs d’Etats seront amenés à intervenir dans la vie privée des citoyens qui n’hésitent pas à leur confier le règlement de leurs litiges personnels. Les exemples sont nombreux où des familles vont les solliciter pour faire trancher des conflits d’héritages, des différends matrimoniaux etc. Il y a sans doute là une confusion avec la figure traditionnelle du chef de village qui intervient directement dans la vie de ses sujets. Mais à la différence de ces chefs, il n’y a plus de système de responsabilisation. De plus ce sont des Etats qu’ils ont désormais à diriger et non plus des communautés réduites. Dans une telle configuration on peut comprendre que ces élites aient eu du mal ensuite à accepter que ces mêmes populations qui les avaient déifiés puissent leur demander de quitter le pouvoir.

C’est sans doute toujours dans cette confusion entre sphère privée et sphère publique que s’inscrit la gestion des ressources économiques nationales de façon patrimoniale. Dans un pareil contexte, où l’émergence d’une notion de la « chose publique » ou Res Publica devient plus problématique, ces élites ne pouvaient pas vouloir de système qui les rendrait responsables.

La fragilité de ces Etats ne résulterait-elle pas également de l’impossibilité pour les gouvernants à régler un certain nombre de difficultés comme la gestion de l’économie, du développement ou la redistribution équitable des richesses? En effet, face à leur impuissance à relever ces défis, un système de responsabilisation les aurait sans doute fragilisés. De même un tel Etat personnifié gérant de façon patrimoniale les ressources de tout un pays n’est pas en mesure de les accumuler pour ensuite les redistribuer équitablement entre toutes les forces en présence, c’est dans le même temps une négation du rôle de l’Etat en termes d’économie sociale.

 

On peut donc penser que l’accumulation de ces facteurs renforcée par la difficulté à construire un Etat a pu conduire, sans les excuser, à ces dérives dictatoriales postindépendance.

C- L’absence d’une réflexion de fond sur un mode de gouvernance qui serait choisi et non pas subi

Avec la guerre froide et l’influence des deux blocs, il n’y a pas eu dans la majorité des cas, après les indépendances, de période de réflexion profonde par les pays africains sur le mode de gouvernance qu’ils auraient voulu choisir et qui aurait pu peut-être être en adéquation avec leur système propre. Or cette réflexion a existé en Europe par exemple avec le siècle des lumières, la Révolution française et les expériences actuelles sont le fruit de cette lente gestation. Leur choix était réduit en réalité à deux possibilités : libéralisme ou communisme. Or cette réflexion serait peut être nécessaire aujourd’hui. Mais ce choix est en pratique rendu très compliqué avec la mondialisation et la globalisation.

1- Une réflexion bénéfique dans le cas du Ghana

On constate que l’existence de cette réflexion a été bénéfique au Ghana. On peut remarquer en effet, malgré la multiplication de coups d’Etats, suivis de transition vers des démocraties constitutionnelles, qu’il existe au Ghana une réflexion ancienne sur le type de gouvernement voulu par la population. Ainsi donc après l’indépendance, si pour la grande bourgeoisie la démocratie libérale restait l’ « option la plus viable », la classe moyenne ghanéenne, se positionnait en faveur d’un modèle alternatif de gouvernement. C’est pourquoi, après le coup d’Etat de 1981, avec son intention révolutionnaire, et pendant les 2 premières années du gouvernement du PNDC , certaines structures vont être mises en place dans le but de modifier les rapports entre l’Etat et la société. Ce fut des organes d’expression du pouvoir pour permettre aux masses populaires de participer démocratiquement aux décisions politiques. Il y avait par exemple les Comités de défense des travailleurs (WDC), les Comités de défense populaire (PDC) y compris dans les forces armées et les services de police, le Comité national d’enquête (NIC), le Comité de défense nationale (NDC), le Comité de contrôle de la sécurité des citoyens (CVC) et les tribunaux publics . Pour Emmanuel Hansen, ces organes populaires « [ont constitué] des contre institutions du pouvoir de l’Etat post-colonial » et démontre un cheminement dans le cas de ce pays pour trouver son propre système de gouvernance.

De plus, toujours au Ghana, la tradition politique bipartite qui domine encore aujourd’hui la vie politique, trouve ses racines dans la période de la lutte pour l’indépendance. En effet, selon Nana K.A.Busia Jr , c’est un legs de la United Gold Coast Convention (UGCC), puis du United Party (UP) et enfin de la Convention People’s Party (CPP). Crée en 1947 l’UGCC va jouer un rôle prépondérant dans l’indépendance du Ghana. Il regroupe cependant des membres de la grande bourgeoisie (hommes d’affaires, chefs traditionnels, juristes, médecins, grands planteurs de cacao etc.) alors que le CPP de Kwami Nkrumah fondé en 1949 est un parti populiste avec une vision anti-impérialiste et panafricaniste. Le même auteur considère que « la position idéologique de ces deux partis a déteint sur la politique ghanéenne au point que, depuis l’indépendance, les gouvernements civils élus, voire les régimes militaires, tirent leur soutien et revendiquent leur légitimité de l’une ou l’autre tradition » qui ne découle pas, il faut le remarquer, d’une division ethnique mais bien idéologique.

2 - Une nécessaire réflexion sur le rapport entre les populations et leurs leaders

Ce rapport entre les populations et leurs leaders détermine fortement la légitimité d’un pouvoir et donc sa pérennité. C’est pourquoi la réflexion sur la gouvernance des pays évoqués doit se concentrer, entre autre, sur cette question.

Au moment des indépendances un aspect de taille, à savoir la place des anciennes figures du pouvoir, représentées par les chefs traditionnels, dans le nouveau schéma de gouvernance pose problème. Doivent-elles être totalement abolies, d’autant que le système colonial a modifié la donne ou doivent-elles être intégrées ? Au Togo par exemple, Eyadema fait adhérer les chefs coutumiers à son parti unique le RPT. Mais cela contribue d’une certaine manière à les décrédibiliser dans la mesure où ils font, par là même, allégeance au pouvoir en place. Aujourd’hui encore la question de leur place dans les modes de gouvernance doit être étudiée pour tenir compte de toutes les couches de la population.

Il semble cependant qu’il puisse y avoir une légitimité en dehors des urnes. Ainsi lorsque Rawlings prend le pouvoir au Ghana par un coup d’Etat en 1982, il tient une certaine légitimité du fait qu’il chasse du pouvoir un régime, pourtant élu, mais qui a rendu le pays économiquement exsangue. De plus il y a l’idée du rétablissement d’un certain ordre moral dans la politique. Ce n’est qu’à partir de 1984 avec la mise en place d’une politique d’ajustement structurel imposée par les Institutions Financières Internationales, ainsi qu’avec le durcissement de son régime qu’une certaine contestation va naître.

Comme dans le cas du Togo il apparaît que ce n’est pas la forme de la prise du pouvoir par un coup d’Etat qui est délégitimante, du moins au début, mais plutôt les abus qui s’en suivent.

Il semble donc, et l’étude de la triple couche historique dans ces trois pays nous le démontre, qu’il y existe ou y a existé deux formes de légitimité du pouvoir. Une légitimité institutionnelle au sens qu’elle est issue de processus institutionnels dont le suffrage par les urnes, et une légitimité politique représentée par le fait que les populations reconnaissent et acceptent le pouvoir en place même s’il n’est pas choisi par un processus électoral.

Le manque de légitimité des gouvernants actuels accompagné par une personnification du pouvoir est un frein certain à la construction de l’Etat en tant qu’institution. Même dans les modèles ou cela fonctionne, par exemple les élections désormais démocratiques au Bénin et au Ghana, il semble que les taux d’abstention demeurent encore relativement bas pour que ces processus soient qualifiés de plein succès. Les problèmes économiques auxquels ces pays doivent faire face risquent de remettre en cause des pouvoirs s’ils ne sont pas considérés comme légitimes par l’ensemble des populations et le risque est que cette remise en cause ne se fasse pas de façon pacifique. Dans ces conditions, le vote est-il la seule solution ? Dire cela n’est pas prôner la prise de pouvoir par la force, bien au contraire, mais laisser la place à une réflexion qui doit avoir lieu sur le mode de choix des dirigeants qui serait le plus optimal.

Certes le modèle idéal serait que ces deux légitimités aillent de paire, la légitimité institutionnelle devenant alors l’expression de la légitimité politique, mais devant les résultats mitigés en termes de gouvernance enregistrés dans cette région il est essentiel de se poser la question de la légitimité réelle du pouvoir. En effet, les coups d’Etats parce qu’ils ancrent les sociétés dans une logique de la violence et empêchent tout compromis, et l’exemple de Haïti est sur ce point édifiant, ne peuvent être acceptables. Pourtant face aux multiples élections galvaudées, qui parfois donnent une légitimité au regard de la communauté internationale mais pas aux yeux du peuple, comme c’est le cas au Togo, on doit se demander s’il n’existe de légitimité autre que celle qui est institutionnelle. Les peuples seraient-ils prêts a accepter des régimes forts (mais non dictatoriaux), très centralisés si ceux-ci leur garantissent une certaine paix économique et sociale ? C’est sans doute à eux avant tout qu’il faudrait poser la question….et le débat devrait rester ouvert sur ce qu’ils attendent réellement de leurs dirigeants.