Les obstacles à la construction de l’Etat en tant qu’ « un Territoire et une Nation  »

Cheffi Brenner, Mai 2007

Mots-clés

  • Territoire d’un Etat
  • Nation
  • légitimité réelle du pouvoir
  • Bénin
  • Togo
  • Ghana

Liens internes

Les frontières de ces trois pays ont été tracées de façon artificielle au cours de la Conférence de Berlin en 1884.Or ce tracé a ignoré les réalités en termes de groupes ethniques ou de territoires. Ces deux aspects qui fondent un Etat doivent donc être construits ici, ce qui ne manque pas de poser problème.

Le tracé artificiel des frontières issu de la Conférence de Berlin (1885) a forcé à vivre ensemble des peuples qui n’avaient pas forcément une volonté ni un habitus de cohabitation.

En effet, la conférence de Berlin (1884-1885) convoquée par le Chancelier allemand Von Bismarck n’avait pour souci que de répartir entre pays occidentaux les zones d’influences sur le continent. Aucun représentant africain ne sera d’ailleurs convié. Le principe de l’Uti possedetis (intangibilité des frontières) repris ensuite par l’OUA finira de cristalliser cet état de fait en se fondant sur le souci d’éviter un phénomène de « balkanisation ». Or cet héritage colonial que représente le tracé des frontières porte en lui les germes de biens de futures instabilités que vont connaître ces pays.

Le construit de l’Etat dans toutes ses composantes se pose donc dans ces pays avec une certaine acuité et fonde la pérennité ou l’échec même de leur mode de gouvernance.

Pour ces Etats jeunes et hétérogènes en termes de peuplement, la notion de territoire et de Nation unique auxquelles ils appartiendraient n’a pas de signification a priori tant ils sont artificiels. Il s’agit donc aujourd’hui de trouver ce qui pourrait faire cohésion autour de valeurs reconnues comme étant partagées par tous. Sans cela la notion d’Etat demeure une coquille vide ce qui pose problème en matière de gouvernance.

A- Nation et Territoire, des notions peu intériorisées…

D’après Fukuyama , certaines Nations d’Europe se sont construites parce que des causes extérieures comme des crises monétaires, la récession, une hyperinflation ou encore la guerre les poussaient à une certaine unité. Pour certains comme Tilly , la création des Etats-Nations en France, Espagne ou en Suède a été encouragée par la nécessité de faire la guerre à une plus grande échelle dans la mesure où cela demandait un effort institutionnel accru comme lever des taxes, mettre en place des administrations viables ou une bureaucratie centralisée. La guerre et la sécurité nationale ont également été une source indéniable de cette construction aux Etats-Unis. Or, comme Sorensen le constate, la guerre n’a pas pu, comme en Europe ou au Japon, jouer ce rôle dans la construction d’une nation dans les pays en développement. Parmi les causes de cette différence, il y aurait la facilité qu’ont eu ces Etats à se procurer de la technologie militaire sans avoir à fournir des efforts nationaux. Au moment de leur indépendance dans les années 60 il était plus aisé de se procurer cette technologie. Toujours selon Fukuyama , la demande d’institutions de l’Etat doit provenir essentiellement de l’intérieur, des populations. Dans la majorité des cas où un Etat nation a pu se construire, et que des réformes institutionnelle ont eu cours, il y avait une forte demande interne pour ces institutions. L’existence de cette demande interne apparaît donc comme un préalable incontournable. Mais dans ces Etats jeunes, et en l’absence d’une cohésion nationale, l’émergence d’une telle demande est apparue plus problématique.

En comparant les performances économiques entre les pays d’Asie de l’est et d’Amérique latine, l’auteur montre par ailleurs l’importance des facteurs culturels et structurels, « capital social », dans la notion de l’Etat : selon lui le développement des institutions formelles est intimement lié à des facteurs culturels. Un autre domaine qui illustre cette corrélation concerne le rôle du capital social dans les relations entre le gouvernement et ses bénéficiaires. Si la question de la responsabilité des gouvernements est dans une certaine mesure assurée par le modèle institutionnel qui détermine un certain nombre de mécanismes de contrôle, c’est en dernier lieu, les personnes que ce gouvernement est censé servir qui sont responsables de ce contrôle en lui demandant des comptes. Des sociétés organisées en groupes seront plus à même de réclamer cette responsabilité que des sociétés éclatées en individus désorganisés. Or l’absence de notion forte formant la Nation étant absente, il est difficile de voir des groupes s’organiser de façon cohérente afin de formaliser de façon claire de telles demandes.

« La plupart des nationalismes européens […] ont fondé leur nationalisme sur la formule que Ernest Gellner qualifie de « one culture, one state », dans laquelle il sous entend, une culture ethnique, un Etat. » Or cette vision ne peut s’appliquer aux Etats africains colonisés tant le tracé des frontières a ignoré les aspects relatifs au peuplement, forçant des populations qui n’avaient parfois aucun lien commun, à vivre ensemble. De plus, la mise en place du système international post-seconde guerre mondiale, garantissant les frontières des Etats a diminué la menace de guerre inter-Etat et n’a donc pas encouragé la formation de nations unies autour de la défense de leur territoire .

B-…cependant l’hétérogénéité du peuplement ne pose pas toujours de difficultés

En l’absence d’un sentiment d’appartenance à une Nation, il est apparu très tôt des clivages fondés sur l’appartenance ethnique. Cependant, et il faut le noter, cela n’a pas eu les mêmes répercussions selon la manière dont le fait ethnique va être considéré. On va assister à une reprise, différenciée selon les pays, de l’appartenance ethnique comme 1er mode de définition personnelle.

Au Ghana, N’krumah faisant partie d’une minorité, il n’a pas instrumentalisé le fait ethnique qui n’est donc pas apparu comme mode de définition principal des clivages politiques.

Au Togo en revanche, le pouvoir en place va fortement cristalliser et instrumentaliser le clivage entre le Nord et le Sud. En favorisant les populations du Nord par exemple dans l’administration ou dans l’armée qui est largement composée de ressortissants du Nord alors que les populations du Sud vont-elles aussi développer un sentiment de supériorité délétère vis-à-vis des populations du Nord.

Quant au Bénin où il y a également une hétérogénéité ethnique, celle-ci va être considérée d’une autre manière. En effet la régionalisation tripartite qui y existe est assumée après les indépendances : la rotation même de 3 dirigeants à la tête de l’Etat dans les années 70 en est une illustration dans la mesure où chacun représente une région. Puis avec Kérékou, on assiste à une tentative d’unification forcée mais qui n’a pas abolit les régionalismes. De plus les « associations de développement » qui sont mises en place vont créer un espace de dialogue entre populations rurales et l’élite urbaine. Ce sont certes des dialogues régionaux mais qui serviront de base à la création de nombreux partis après l’adoption du multipartisme intégral adopté lors de la conférence nationale. « Ainsi donc, les premiers militants d’un parti politique seront presque toujours les membres de l’association de développement, et la première base électorale: le terroir d’origine. […]Cette articulation du fait démocratique multipartisan avec cette logique de terroir va déterminer dans une large mesure les formes d’expression des suffrages et aussi les éligibles aux différentes charges électorales.»

C- La nécessité de construire un « vivre ensemble » afin de créer une Nation partageant un même territoire

Cette comparaison montre de quelle façon le fait ethnique peut être gage de déstabilisation (Togo) mais aussi stabilisation (Bénin ?) selon la façon dont il est perçu/mis en place. Ce ne serait donc pas le fait ethnique lui - même qui poserait problème ?

Dans le même temps il ne semble pas qu’il y ait une demande de séparation territoriale de la part des différents groupes en présence. Il n’y a presque pas eu de mouvements indépendantistes dans ces trois pays pourtant hétérogènes. L’exemple des Ewes pendant la colonisation demandant une réunification de leur peuple séparé entre le Togo et le Ghana semble être un phénomène marginal. Cela signifierait-il alors que la séparation territoriale est peu importante? Dans ce contexte, les tensions qui peuvent apparaître ne sont-elles pas avant tout une demande de reconnaissance particulière de chaque groupe ? Même si cela demanderait pour confirmation une étude approfondie sur le terrain, il semble que les différences culturelles, qui par ailleurs existent dans la mesure où ces Etats sont un amalgame de peuples différents, les différences donc, sont amplifiées, utilisées par les pouvoirs pour mettre en place souvent des politiques du « diviser pour régner ».

Ainsi la comparaison du vécu de l’ethnie entre ces trois pays tend à démontrer que ce n’est pas le fait ethnique en tant que tel qui est facteur de conflits mais plutôt l’instrumentalisation qui peut en être faite. Il a donc pu être déstructurant dans le cas du Togo, il a été structurant au Bénin dans la mesure où il a permis très tôt l’émergence de partis politiques et a donc encouragé une vie politique apaisée.

Par ailleurs, si l’on considère le fait que la plupart des royaumes africains étaient très peu homogènes car résultant de l’annexion de différents territoires, l’hétérogénéité des peuples au sein des Etats postcoloniaux ne semble pas être un aspect insurmontable pour leur survie. Sans faire l’apologie d’une époque révolue, il paraît intéressant de noter que ces royaumes avaient trouvé des moyens de régler ce vivre ensemble qui passait également par le respect des traditions et cultures des peuples conquis.

Par exemple l’Evêque de Bunia, analysant l’un des conflits ethniques entre Hema et Lendu qui déchirent l’est du Congo, nous apprend que

« les différences qui semblent aujourd’hui poser problème ont toujours existé et les ancêtres avaient su les intégrer dans un système de lois et d’alliances au service commun, pour les Hemas et les Lendus ; les deux ethnies avaient édifié, au cours des siècles, un système qui permettait à ces deux groupes différents de vivre en paix, au besoin de former un front commun pour se protéger contre un ennemi extérieur. Dans ce système, tous les membres de deux clans alliés avaient les mêmes ennemis, les mêmes droits, les mêmes devoirs, les mêmes interdits que les frères de sang : les Lendus firent même don de leur langue, de là naquirent les Hema Gegere »

Il faut également rappeler que selon la tradition africaine, bien souvent le chef ne s’appartient plus, et appartient encore moins à sa communauté d’origine mais à toute la communauté nationale. Cette appartenance à toutes les communautés était assurée, dans les sociétés précoloniales, par des institutions comme la polygamie ou par la présence des enfants de tous les chefs locaux à la cour royale, où ils avaient le statut de prince. Bien plus, certains rituels spécifiques devaient assurer que le chef se coupe symboliquement de sa parenté.

Tout ceci tendrait à démontrer que l’hétérogénéité de peuple en elle-même peut ne pas poser de difficultés.

Cependant, dans la mesure où l’appartenance ethnique semble être une donnée instrumentalisable, il est important dans ces pays constitués de mosaïques de peuples que chacun de ces populations soient représentées de façon égalitaire. Pour ce faire il serait nécessaire de mettre en place un appareil étatique capable de remplir cette mission.