La gestion des ressources naturelles au Kazakhstan

Entre enjeux nationaux et internationaux

Karine Gatelier, juillet 2010

Ce cas a été développé dans le cadre d’une réflexion à Grenoble Ecole de Management sur l’entreprise dans les Etats défaillants.

Liens internes

Cette étude de cas vise à mettre en perspective les problématiques liées à la gestion des revenus des ressources naturelles, principalement dans les régimes peu démocratisés, au développement et à la responsabilité de l’entreprise. Pour cela, le cas du Kazakhstan servira à illustrer ce champ : richesses fossiles et minérales, mauvais indicateurs de développement humain, régime autoritaire, investissement des entreprises étrangères exploitantes dans le domaine social, mobilisation d’une coalition d’organisation de la société civile locale, liée à une initiative internationale : Extractive Industry Transparency Inetrnational (EITI).

Les étapes de l’étude de cas sont les suivantes :

  • le contexte historique et politique du Kazakhstan

  • l’action sociale des multinationales au Kazakhstan (film de la coalition kazakhe)

  • théorie économique de la malédiction des ressources (resource curse)

  • émergence et enjeux de EITI

  • analyse par acteur : les opportunités de changement

  • la responsabilité politique de l’entreprise

  • Perspectives et limites de EITI

« Hydrocarbon revenues have been essential to preserving autocratic regimes through subsidies and security systems. Turkmenistan and Uzbekistan have used free gas as a popular benefit, though this has ended in the latter and is limited in the former. In Kazakhstan, oil and gas have created substantial development but there are sustainability doubts. Continuing widespread poverty, despite high per capita energy revenues, shows much more is to be done.”

« Central Asia’s energy risks », Asia report n°133, 24 May 2007, International Crisis group: 20

Introduction et mise en contexte: le Kazakhstan

La période qui s’est ouverte en 1991 pour les 5 républiques d’Asie centrale, avec leur accession à l’indépendance, a été d’emblée analysée comme une transition démocratique. Or cette analyse de la transition des Etats post soviétiques s’est avérée fausse. Contrairement aux prévisions, la démocratie, la libéralisation économique et la formation d’une société civile de conception occidentale ne s’y sont pas implantées pour s’y renforcer. L’évolution, loin d’être linéaire, a révélé, après une courte période d’ouverture politique, une réaffirmation croissante de l’autoritarisme.

De façon très classique pour la région, le président kazakh, Nursultan Nazarbaev, a renforcé ses pouvoirs depuis 1991 et maîtrisé l’opposition. Les partis politiques ne constituent désormais plus une force de contradiction et de contestation des politiques publiques. Les personnalités pouvant constituer une concurrence et offrir une alternative sont éliminées – emprisonnées ou exilées.

Au sommet de l’Etat, une véritable « privatisation » de la république a eu lieu : Nazarbaev a d’ailleurs l’air d’être un modèle du genre avec une fortune qui se placerait parmi les 15 premières du monde1. Le transfert de la capitale à Astana lui aurait permis, en contrôlant les attributions des vastes marchés immobiliers, un enrichissement en conséquence, donnant lieu à un scandale financier, appelé le « Kazakhgate », en 2001, quand les comptes secrets du président et de sa famille ont été découverts en Suisse. Outre quelques personnalités subalternes, la révélation de cette affaire n’a en rien remis en cause ce système basé sur le patrimonialisme.

Ce type de régime présidentiel fort est couramment analysé comme tenu par des « présidents autoritaires et prédateurs du pouvoir et des ressources »2. A toutes les échelles d’un pouvoir hyper-centralisé, le président est le seul à décider, en dehors de toute procédure et de tout besoin de justification, sans même rendre publiques ses décisions. Ainsi, au sein de l’ administration du président – cercle restreint de ses conseillers – du gouvernement autant que parmi les gouverneurs dans les régions administratives, le président a tout pouvoir de nomination et de révocation. Cette stratégie est toute entière dirigée vers l’impératif de détruire toute concurrence naissante et d’empêcher l’émergence de toute alternative politique.

On comprend dès lors que ce présidentialisme rime avec personnalisation du pouvoir, à laquelle se juxtapose une confusion entre les élites économiques et politiques3. La question de la succession dans de tels régimes reste l’objet d’interrogations et de crainte. (Pour plus de détail, voir l’annexe « Le contexte politique au Kazakhstan ou Comment une ‘transition démocratique’ annoncée a permis le renforcement de l’autoritarisme ».)

Compte-tenu des richesses de son sous-sol, le Kazakhstan a très tôt suscité l’intérêt des investisseurs étrangers. Aujourd’hui la France, en choisissant de faire du Kazakhstan un allié privilégié en Asie centrale, voit un atout géopolitique triple :

« En pleine guerre d’Afghanistan, la France veut sécuriser l’approvisionnement et le transit des trois mille soldats français déployés dans ce pays. Elle a signé à cet effet un accord ».

« Paris veut aussi être en mesure de contourner la Russie pour s’approvisionner en hydrocarbures. Total et GDF Suez ont ainsi formalisé leur participation à l’exploitation du champ gazier de Khvalinskoye, pour un milliard d’euros. »

« Troisième atout stratégique du Kazakhstan, il dispose d’importantes réserves mondiales d’uranium, alors que Nicolas Sarkozy a fait du développement du nucléaire un axe stratégique de sa politique étrangère. Le Kazakhstan procure à la France 10 % de son uranium et pourrait devenir à terme son premier fournisseur. La société française Areva a signé des contrats jusqu’en 2039 avec Astana. Elle doit produire conjointement du nucléaire avec ses homologues kazakhs pour approvisionner notamment le marché chinois. »4

Film « Money thrown to the wind » 14mn

Film réalisé par la Coalition d’ONG kazakhes “Oil Revenus - Under Public Oversight ! », et soutenu par Open Society Institute de Soros, Almaty. Il illustre les investissements-saupoudrages auxquels procèdent les entreprises étrangères exploitant les hydrocarbures : elles consacrent des millions de dollars à la construction de salles de spectacle ou de piscines quand les habitations avoisinantes sont vétustes et ne disposent pas de l’eau courante.

Resource curse / Dutch disease

Sous cette appellation, l’analyse questionne un modèle économique basé sur les revenus d’une rente qui généralement ne sont pas redistribués et ne bénéficient que marginalement, voire pas du tout, à la population. Le sous-développement y est éloquent. Le modèle de « développement économique » n’y est pas durable.

 

Le terme est désormais classique dans la littérature : la malédiction des ressources naturelles (natural resource curse)5. Le concept décrit le lien direct établi entre la disponibilité de ressources naturelles (fossiles pour la plupart, et minières), la récente augmentation des cours et/ou la découverte de nouvelles réserves à un développement économique non durable ni équitable. Les manifestations sont diverses :

Augmentation soudaine des dépenses de l’Etat, sans retour sur investissement ni forcément de bénéfice direct pour la population (dépenses de prestige par exemple)

  • Impact négatif sur les autres secteurs économiques

  • Investissements inefficaces car au-delà de la capacité d’absorption du pays

  • Comportement rentier

Une forte tendance récurrente est donc à noter entre richesse en ressources naturelles et sous-développement économique (Auty, 1994a). Le paradoxe économique tient au fait que la découverte de ressources naturelles devrait procurer des devises, attirer les investissements étrangers et fournir des matières premières pour la production.

L’adoption de politiques économiques saines et une bonne gestion des énormes revenus permettent d’échapper à la fatalité de la « malédiction des ressources » comme le montre le cas du Botswana6.

Dimensions politiques et économiques de la malédiction des ressources naturelles

La question fondamentale qui émerge de la littérature sur le sujet est de savoir si l’abondance de ressources naturelles est inhérente à des mauvaises performances économiques ; ou si la malédiction aurait pu être évitée grâce à des politiques adaptées.

Les explications économiques : elles sont multiples et elles ne concernent pas tous les pays.

L’accroissement du taux de change de la monnaie nationale du fait de l’augmentation des exportations rend moins compétitifs à l’exportation les autres productions nationales.

En effet les effets sur les produits non concernés par les ressources naturelles en plein essor sont importants. Le Pérou avec un PNB négatif de 1980 à 1993 prouve cette incapacité à promouvoir un secteur industriel compétitif : les secteurs agricole et industriel ont été négativement impactés par l’exploitation minière, du cuivre notamment, du fait de l’augmentation de la monnaie nationale.

Comment les gouvernements redistribuent les revenues des ressources naturelles aux autre secteurs de l’économie ? Une réponse est leur réabsorption par l’économie nationale. En Bolivie dans les années 70, le travail et le capital ont été déplacés vers les secteurs non commerciaux. L’économie bolivienne des années 70 est une économie faiblement diversifiée avec un secteur agricole faiblement développé et des exportations peu compétitives. Les aides publiques, pour compenser la détérioration des termes de l’échange dans les autres secteurs économiques, n’est pas tenable sur le long terme donc elle se révèle inefficace.

Un lien peut être établi avec les compétences de la main d’œuvre :

  • la désindustrialisation empêche les progrès en termes de savoir-faire et de développement

  • les jeunes travailleurs des secteurs non commerciaux voient leur salaire augmenter avec le boom des ressources naturelles donc ils ne recherchent pas à faire des formations ou des études.

Le profil du secteur des matières premières concernées par le boom :

  • dans une enclave économique avec peu de lien avec les autres secteurs économiques

  • emploie peu de main d’œuvre

  • nécessite des inputs importés

La seule façon de faire bénéficier aux autres secteurs de ces revenus est un système de fiscalité des produits de la rente. Les revenus sont fluctuants donc difficile à établir.

Une définition de la Dutch Disease

C’est un concept économique explicatif du lien entre la découverte de ressources naturelles et la désindustrialisation d’un pays. Il y a désindustrialisation quand les ressources naturelles sont découvertes et augmentent la valeur de la monnaie nationale. Dans ces conditions, les produits manufacturés sont moins compétitifs et les exportations décroissent. Par ailleurs, des conflits d’intérêts émergent dans les services publics « pris » dans des intérêts commerciaux.

Ceci étant posé, l’explication peut également être appliquée à d’autres schémas d’afflux importants de devises étrangères, comme l’augmentation des cours mondiaux, un afflux d’aide internationale ou l’augmentation des IDE.

Le terme a été inventé par The Economist en 1977 pour décrire la situation économique des Pays Bas suite à la découverte d’importantes réserves de gaz en 1959.

La dimension politique

Certaines politiques peuvent exacerber les effets de la malédiction des ressources naturelles. Les premières s’articulent autour d’une  gestion économique inappropriée :

il en résulte un impact négatif de l’irréversibilité des dépenses de l’Etat.

Le boom du cacao et du café en Côte d’Ivoire entre 1976 et 1981 a mené à une augmentation de 50% des fonctionnaires, sans autre effet que des investissements à fond perdu. Au-delà, émerge le problème de la dépendance vis-à-vis des revenus des ressources naturelles pour subventionner les autres secteurs économiques sous forme de substitutions aux importations entraînant un protectionnisme dommageable à l’intégration dans l’économie régionale et/ou mondiale.

Un autre type de politiques économiques recherche des positions de rente à l’intérieur ou à l’extérieur du secteur public. Cela peut également représenter un problème. La forte concentration des actifs entre les mains de l’Etat ou d’un petit nombre d’entreprises, comme c’est le cas dans les pays riches en ressources naturelles, favorise cette tendance qui détourne de la recherche de perspectives économiques et de logiques de long terme. Les logiques de clientélisme associées à ces situations apparaissent contradictoires avec les objectifs du développement socio-économique et de la redistribution.

Quelles recommandations ?

Une stratégie d’investissement

Au-delà des règles classiques qui guident chaque investissement (ne pas dépasser les capacités d’absorption du pays ; assurer un retour supérieur), deux recommandations sont à mentionner :

  • Les faits ont prouvé qu’il vaut mieux que les revenus restent entre les mains du secteur privé7 ;

  • Il est toujours préférable d’investir dans le capital humain et les infrastructures.

La diversification économique

Elle consiste notamment dans l’amélioration de la performance économique en favorisant la flexibilité et ainsi assure une meilleur capacité à répondre à de potentiels chocs internes ou externes8.

La théorie économique s’est développée simultanément concernant les cas de découverte de ressources naturelles et d’augmentation des cours mondiaux des produits exportés, les effets de ces deux situations étant comparables. Nous étudierons seulement le premier cas : celui d’une nouvelle richesse du pays due à la découverte ou à l’exploitation des ressources naturelles extractives.

Le développement de cette théorie a pour effet que qu’il est de plus en plus fréquent aujourd’hui de se référer à la richesse d’un pays en ressources naturelles fossiles en termes de malédiction et non plus comme une bénédiction comme c’était le cas il y a quelques décennies. Le lien est désormais clairement établi entre la disponibilité de ces ressources et un sous-développement économique qui bénéficie à une clique au pouvoir, et dans certains cas une corrélation avec des conflits violents peut être établie. Les cas de bonne gestion des ressources naturelles qui ont assuré un développement économique durable et un recul de la pauvreté sont rares : le Botswana fait figure d’exception avec une croissance économique durable et une économie diversifiée.9

Gouvernance, cadre institutionnel, politiques économiques des rentes d’extraction

La main mise du pouvoir sur les ressources nationales pose les bases du néo- patrimonialisme et entretient un sous-développement économique. La pauvreté ainsi entretenue est généralement analysée comme une source d’instabilité. Pourtant, les régimes autoritaires d’Asie centrale d’une part résistent à l’épreuve du temps et apportent la preuve de leur longévité ; d’autre part, nous savons que ce type de régimes ne tiennent pas seulement par la répression mais aussi parce que les populations trouvent des solutions privées et qu’ils possèdent ou jouent de certains réservoirs de légitimité. Il reste que ce modèle politique et économique prive les populations de développer des stratégies économiques, de s’enrichir, d’entreprendre, de développer économiquement des régions et de planifier leur vie. Il empêche d’envisager une communauté de destin dans laquelle chacun est libre d’agir et sur laquelle veille l’Etat., par un système de solidarité nationale pour assurer une égalité des chances.

Cette situation décrite comme de néo-patrimonialisme, créant un tel sous-développement, incite les entreprises à se positionner sur les thèmes du développement : c’est ainsi qu’elles pratiquent des investissements dans les domaines sociaux sans évaluation des besoins réels ni concertation.

Le développement social relève-t-il de la responsabilité de l’entreprise ?

Qui peut se saisir de cette fonction dans les cas où l’Etat se détourne de ces obligations en la matière ?

Par ailleurs, les entreprises, pour remplir leur fonction, ont besoin de stabilité et d’un niveau de sécurité élevé. Dans des contextes socio-politiques tels que ceux illustrés par le Kazakhstan, elles sont besoin d’améliorer l’environnement des négociations et des opérations commerciales dans le secteur souvent opaque des ressources naturelles.

EITI, historique et enjeux (vidéo)

Une vidéo exposant la genèse du concept de transparence et la création de EITI est en ligne sur :

eitransparency.org/

Extractive Industries Transparency Initiative (EITI) est présentée par le gouvernement britannique en 2003, mais il n’en est en réalité par l’initiateur. Global Witness, Human Rights Watch et George Soros Open society Institute ont créé une plate-forme d’ONG, “Publish What You Pay” en 2002, qui s’associe à des groupes des sociétés civiles locales pour exercer une pression interne et externe sur les gouvernements. Elle propose d’imposer la transparence des opérations commerciales et des flux de revenus dans le secteur des hydrocarbures et des minerais, alors sans doute l’un des plus opaque.

La transparence est prônée comme un moteur à la redevabilité (accountability) des gouvernements. L’information publiquement accessible devrait permettre une dynamisation de l’industrie qui bénéficierait mieux aux citoyens. Pourtant l’environnement se révèle peu propice aux réformes :

  • le pouvoir et les ressources sont fortement centralisées

  • cette situation augmente le fossé entre l’Etat et la société

  • elle laisse peu de chance à la responsabilité (redevabilité) d’émerger

Le pétrole dissuade les gouvernements d’essayer d’implanter un système de fiscalité et de développer d’autres secteurs économiques dans la mesure où leurs ressources sont assurées, ce qui favorise l’entre soi et l’émergence d’une gouvernance prédatrice, de dépenses politiques et de la corruption. Dans ces conditions, de puissants secteurs parasites s’inscrivent dans des statu quo opaques.

Par ailleurs, le contexte global est favorable aux Etats rentiers ou riches en ressources naturelles et leur fournit des leviers plus puissants (1999-2006) : l’accroissement de la demande de pétrole, l’augmentation des prix et la recherche et l’ouverture de nouveaux site d’exploitation et enfin la volonté des Etats Unis de diversifier leurs fournisseurs ont donné leurs chances à des pays émergents de devenir des exportateurs importants. Le Kazakhstan, l’Azerbaïdjan, le Soudan, la Guinée équatoriale et le Tchad ont bénéficié de cette conjoncture favorable. Ainsi les leviers habituellement utilisés pour imposer des réformes – conditionnalité de l’aide, l’annulation de la dette, préférences commerciales – ont perdu de leur poids.

Le principe de la transparence s’est imposé par la connexion intuitive entre des indices de développement humain bas en dépit de la richesse en ressources et le déficit d’information disponible. Si les citoyens d’un pays producteur de pétrole, par exemple, connaissent les revenus que représente pour leur Etat l’exploitation de cette ressources, ils pourront interpeller leurs dirigeants sur l’utilisation des ces subsides. Il s’agit donc de donner à la société civile les outils – l’information en l’occurrence – sur lesquels fonder leurs revendications – plus de justice sociale. Sous le coup de cette nouvelle pression, les gouvernements se verront imposer une plus grande responsabilité.

Le concept de transparence fait ainsi le lien entre l’accessibilité de l’information et l’augmentation de la responsabilité des gouvernements. Cette pression nouvelle, remplaçant les anciennes devenues inefficaces, est censée donner ses chances à des politiques économiques plus redistributives.

Une définition de la transparence dans ce contexte eput être : « the degree to which information is available to outsiders that enables them to have informed voice in decisions and/or to assess the decisions made by insiders »10.

Les principaux moteurs de la transparence sont les ONG internationales s’appuyant sur des relais locaux : il n’est pas rare de rencontrer des coalitions d’ONG locales. Sur cette thématique de la transparence une véritable société civile transnationale a émergé :

« Self organised advocacy groups that undertake voluntary collective action across state borders in pursuit of what they deem the wider public interest »11.

Si EITI a émergé puis s’est imposée comme souhaitable et socialement responsable, son succès est une surprise. Depuis des décennies, l’extraction pétrolière était faite de relations mutuellement avantageuses entre le secteur privé et les gouvernements. Le succès s’explique principalement par le « soucis de réputation »12 des compagnies pétrolières internationales et des institutions financières. L’opacité du secteur fait courir un risque de réputation qui expose à la fois les institutions financières internationales (FMI et Banque mondiale) engagées dans les investissements d’exploitation, les gouvernements occidentaux clients et les pays producteurs émergeants qui recherchent un nouveau statut sur la scène internationale. L’objectif de protéger leur image, voire de l’améliorer, se trouve à la base de la convergence d’intérêt des acteurs concernés par la transparence et explique qu’elle a pu s’imposer.

Les acteurs concernés par ce soucis de réputation :

  • La BM et le FMI soutenaient jusque là les projets d’exploitation des ressources minières et pétrolières dans des objectifs de développement. Le constat de l’absence d’amélioration des indicateurs de développement les contraint à intégrer ces nouvelles données et à infléchir leurs politiques. Par ailleurs, des pression sont apparues pour en finir avec leurs propres modes de fonctionnement opaques.

  • Les Etats occidentaux

  • Les donateurs multilatéraux

Ces acteurs sont habituellement les promoteurs de la « bonne gouvernance ».

Après quelques années d’existence, EITI se trouve face à un dilemme fondamental : comment ne pas perdre sa raison d’être en augmentant le nombre de ses membres ?

En effet, à la faveur du « processus de validation » (validation process) adopté en 2007, les Etats sont dans un premier temps « candidats » (candidate country) avant d’être consacrés « pays en conformité » (compliant country). L’indulgence dans l’accession au statut de compliant permet à EITI d’élargir le cercle de ses membres mais elle risque ainsi de diluer le sens de la norme. L’Azerbaïdjan, par exemple compliant depuis 2006, a suscité un certain discrédit sur le mécanisme et son efficacité. L’approche inverse consistant dans un octroi très restrictif des statuts de candidate et de compliant risque de faire perdre aux pays pétroliers où l’environnement est le plus dur – et surtout à leur société civile – un outil et une chance d’influencer la gouvernance du secteur pétrolier.

EITI doit donc faire le choix stratégique entre intégrer largement pour établir un contact de confiance avec ses membres et par cette relation espérer exercer une influence ; ou se poser en cercle restreint de pays montrant une sincère bonne volonté d’améliorer leur responsabilité.

Doutes et obstacles

L’effet d’entraînement entre transparence et responsabilité est remis en cause par certains :

« I worry that civil society is getting over focussed on transparency. I think some over-estimate its ability to bring about accountability”.

Enfin, les questions de transparence relève de la comptabilité, domaine technique dans lequel les sociétés civiles ne sont pas forcément compétentes. Ce besoin de compétences porte atteinte à la fois à leur capacité d’action ainsi qu’à l’efficacité de leur communication.

L’entrepreneur et le dictateur : une responsabilité indissociable du politique

Au-delà de la question des flux monétaires (revenus, taxes, investissements) se pose le problème des relations avec des régimes politiques autoritaires. Ici le risque de réputation joue à plein. Certains points soulevés par Michel Doucin, Ambassadeur chargé de la bioéthique et de la Responsabilité Sociale des Entreprises, nous permettent de poser quelques bases de l’analyse de la responsabilité politique de l’entreprise. Nous nous servirons pour cela quelques extraits de l’interview réalisé le 21 juillet 20091.

L’argument auquel recourent les entreprises pour justifier de travailler dans des dictatures, de traiter avec elles et ainsi les renforcer :

« si ce n’est pas nous, c’est un autre »2

Ce dilemme pose la question du rôle politique de l’entreprise ; cette réalité politique dans laquelle l’entreprise est projetée, illustre sa dimension politique : l’entreprise est bien un acteur politique dans la mesure où ses activités économiques influent sur les dynamiques politiques du pays dans lequel elles interviennent. Sans les ressources qu’elles procurent aux régimes, seraient-ils capables de se maintenir au pouvoir ? On sait que leur maintien au pouvoir tient en partie à l’existence d’un système de sécurité puissant, et donc onéreux.

« En 1973, le rôle de ITT, qui a joué un rôle clé dans le renversement du régime chilien, a tellement choqué que les Nations-Unis ont lancé un groupe de travail pour mettre en place un code de conduite pour les multinationales. Il y a eu veto américain et ça s’est déplacé à ce moment-là à l’OIT et l’OCDE. Ceci pour dire que le rôle des multinationales peut être extrêmement puissant y compris sur des sujets graves, il y a eu des milliers de morts suite au coup d’Etat chilien. »

Une question à la charnière entre l’économique et le politique : la gestion des ressources, leur exploitation et l’optimisation du profit n’est pas déconnectée des questions de l’utilisation des revenus des ressources et donc de gouvernance.

« EITI (…) est une fantastique et une très dangereuse utopie qui mélange deux choses, la lutte contre la corruption et le changement de système de gouvernance dans un pays sur un sujet essentiel. La lutte contre la corruption, c’est techniquement organiser la transparence en comparant les comptes des entreprises et les comptes des Etats. Deuxième élément plus risqué, c’est faire prendre, faire reconnaître comme modèle de gouvernance nationale la co-direction par des ONG puisqu’elles représentent un tiers du comité directeur dans chaque pays du système, ce qui bafoue le principe de représentation parlementaire et heurte de front les dictatures qui ont dû accepter suite aux pressions de la banque mondiale souvent au moment de faiblesse d’entrer dans le dispositif. »

L’opinion de Michel Doucin doit être mis en perspective avec l’analyse du conflit social qui fait un lien direct entre les deux points de son exposé : la mobilisation des organisations de la société civile est la conséquence du conflit social et politique fondé sur la corruption et le détournement des revenus des ressources nationales combinés au déficit de participation politique.

« L’Azerbaïdjan, lorsqu’il a présenté son rapport final, n’a pas réuni le comité tripartite, a prétendu que la relation était tellement fluide avec la société civile que il n’y avait pas besoin de formellement réunir le comité. Nous avons râlé en disant que c’était déjà renoncer au principes clé de EITI. Vous savez qu’il y a eu une crise avec le Gabon au mois de décembre qui a mis au prison le représentant de Publish What You Pay à EITI. Ca s’est vaguement réglé. Il vient d’y avoir une crise avec le Niger. Chaque fois sur une crise plus large, mais cette crise est la gouvernance de l’Etat à un moment décisif. Notamment à la veille d’échéances importantes, le Gabon n’était pas très loin de la mort de Omar Bongo, posait déjà le problème de la succession et pour le Niger c’est au moment où le chef d’Etat veut un troisième mandat. Et on aura nécessairement pour chacun de ces pays, presque sauf quelques exceptions, des problèmes de cet ordre. »

« Le EITI, je dis que c’est condamné parce que c’est beaucoup trop utopique, ça va exploser. C’est trop sensible sur ce deuxième aspect. Sur le premier, chacun voit que c’est toujours possible de truquer. Le système de comptabilisation de recettes de pétrole est extrêmement complexe. Une partie des revenues est versé en nature aux Etats qui ensuite crée des sociétés nationales de commercialisation qui ont toute capacité de jouer sur le cours, sur les quantités, puisque il y a de la disparition qui est importante. Il y a des tas de choses donc tout le monde s’est dit que EITI allait créer un peu plus de transparence mais pas considérable et c’est pour ça que les Etats acceptaient en disant « on arrivera bien à continuer à voler une partie de la marchandise ». Le modèle de gouvernance implique les ONG d’une façon structurelle dans le fonctionnement démocratique du pays, ça c’est pour la plupart des pays inacceptable. Et si on réfléchit un instant, il est en train de l’appliquer à la Norvège et à mon avis il y a une réaction de la part des norvégiens. »

EITI : perspectives et limites

EITI instaure de la démocratie là où il n’y en a pas. En instaurant un dialogue entre les sociétés civiles et les gouvernements, le mécanisme de EITI est en train de poser les bases d’une culture démocratique. C’est là une dynamique essentielle pour préparer certains pays concernés à une transition politique vers davantage de participation politique. Cette perspective s’ancre certes dans le long terme mais elle repose sur une dynamique difficilement réversible à moins de créer un conflit profond.

Les bénéfices pour les Etats/gouvernements sont rarement mentionnés : l’intégration au processus de EITI donne des gages aux investisseurs étrangers en matière de stabilité politique. Les régimes autoritaires ont conscience de la crainte qu’ils inspirent dans le monde démocratique. Pourtant, leur choix n’est pas celui de démocratiser, ils sont convaincus que ce n’est pas un bon système ; cette transformation leur ferait perdre le pouvoir et ses privilèges. EITI leur permet de se maintenir au pouvoir tout en lâchant un peu de pression, en s’ouvrant et permettant un peu à la société civile de participer à la vie politique. Donc c’est paradoxal : EITI peut être perçue comme empêchant une transformation plus radicale du régime mais en même temps elle rend possible l’émergence d’une participation politique qui peut poser les bases d’une culture politique de la participation et nourrir des exigences plus grandes à cet égard.

Quelle société civile locale ?

« Le Kazakhstan est un autre pays qui devrait être assez rapidement être validé et qui aura bientôt un brevet de vertu qui l’acquiert notamment par le fait d’une reconnaissance d’une société civile qui est inexistante dans ce pays. Je parlais à Revenue Watch et Transparency qui disent: « si, si, la société civile existe en Kazakhstan dans le domaine de la lutte contre la corruption ». « Mais, vous êtes totalement naïfs, ce n’est pas possible ».

Interview Doucin

La coalition « Oil Revenus – Under Public Oversight!” compte 70 associations, distribuées sur tout le territoire kazakh, en particulier dans les régions de l’Ouest et de l’Est où les entreprises minières et pétrolières sont implantées. Elles revendiquent :

Le droit de la société d’être informée sur les revenus des ressources pétrolières et minières

La participation dans le processus de distribution « par leurs représentants élus »

Elles appellent le gouvernement et les entreprises à prendre une part active dans le processus EITI

La coalition a publié son premier rapport en Juin 2007 « 2 ans de mise en œuvre de EITI »3 couvrant la période juillet 2005 – annonce officielle de l’intégration à EITI par le gouvernement – à mai 2007. Elle surveille la mise en œuvre des décisions prises par le premier ministre kazakh qui a pris le contrôle personnel de l’intégration du pays à EITI (tâches distribuées aux différents ministères).

Pourquoi chaque acteur a intérêt à la réussite du processus ?

Le gouvernement rassure les investisseurs étrangers en donnant l’impression de stabiliser le pays politiquement, en pratiquant ce qui est perçu comme une ouverture.

Les entreprises se légitiment et seront moins interpellées pour les responsabilité sociale s’il est prouvé que les gouvernements utilisent mal les revenus des ressources.

Il est sans doute possible d’établir la corrélation suivante : plus un pays a des contacts avec l’étranger et/ou des attentes vis-à-vis des investisseurs notamment, plus il est prompt à s’engager dans le processus EITI. On sait par ailleurs que l’ouverture à l’étranger et les contacts rendent plus difficile à un régime dictatorial de justifier sa politique autoritaire. Ce type de régime s’accommode davantage d’isolement.

 

La crise qui approche ? l’échéance de mars 2010 pour EITI

D’ici mars 2010, une vingtaine de pays aujourd’hui candidats, dans le processus de validation de EITI, devront avoir franchi toutes les étapes pour accéder au statut de compliant. Soit EITI donne son accord de façon complaisante comme il l’a fait pour l’Azerbaïdjan et il risque le discrédit ; soit les refus nombreux sapent ses bases et questionne son utilité.

« Et il s’agit d’un véritable dilemme pour EITI car pour ces raison techniques, les pays (une vingtaine d’ici cette année) auront du mal à franchir toutes les étapes du processus. EITI devra prendre la décision soit de les refuser, soit de les accepter mais au prix d’une grande indulgence comme ce fut le cas avec l’Azerbaïdjan » (Doucin).

« Soit ils vont dire que ce n’est pas possible et ils vont se heurter à un front de pays en développement qui sont maintenant un quart du Conseil d’Administration de EITI International avec les crises qui vont rebondir sur les ONG : ils vont dire « les ONG n’ont pas les compétences » et les entreprises sont extrêmement silencieuses à l’approche de cette crise qui s’annonce. » (Doucin).

Quelques dilemmes

Rente et dictature : comment les revenus de la rente permette à une dictature de durer grâce aux ressources allouées à la sécurité ; la responsabilité de s’approvisionner en matières premières dans les dictatures.

Le rôle de l’entreprise dans un environnement concurrentiel est-il de s’emparer de la meilleure place qu’elle peut occuper quelles que soient les circonstances ? Par exemple procéder à des investissements dans des dictatures parce que « si ce n’est pas nous, c’est un autre » ?

Instruments normatifs et fonctionnement : faut-il faire le choix d’une attitude indulgente envers les candidats à l’intégration du processus ou de la norme pour multiplier les membres et espérer, une fois qu’ils sont entrés, avoir une influence sur eux ? mais le risque alors est de se discréditer. Ou bien se montrer intransigeant et n’accepter que peu de candidats au risque de passer pour inutile si le processus ne concerne qu’un nombre trop restreint d’Etats.

Quelques réponses ?

La traçabilité, l’étiquetage et les labels peuvent permettre à la concurrence de s’exercer à un autre niveau : celui des consommateurs et des usagers.

Sources

« The World bank, reputational concerns and the emergence ot oil sector transparency as an international norm », Alexandra Gillies (University of Cambridge), conference paper, Doctoral Workshop on Development and International Organisations, Cape Town, 2008

« Beating the resources curse : the case of Botswana », Maria Sarraf and Moortaza Jiwanji, Environment department Working Paper #83, Report #24753, The World Bank, October 2001

« Central Asia’s energy risks », Asia report n°133, 24 May 2007, International Crisis group.

« Kachagan : une illustration de la gestion politique des hydrocarbures au Kazakhstan », Samuel Lussac et Hélène Rousselet, in Regard sur l’Est, 15 mars 2008.

www.regard-est.com/home/breve_contenu.php?id=823

Asie centrale. La dérive autoritaire. 5 républiques entre héritage soviétique, dictature et islam, Laruelle M., Peyrouse S., Paris, CERI-Autrement, 2006 

L’Ouzbékistan à l’heure de l’identité nationale. Travail, science, ONG, Laurent Bazin, Bernard Hours, Monique Selim, L’Harmattan, 2009 

Littérature institutionnelle

2005-2007. Deux années de réalisations de EITI au Kazakhstan. Bilan et recommandations [en russe], Soros Foundation Kazakhstan et Oil Revenues under Public Oversight, Almaty 2007.

Expanding the EITI Agenda to Transportation of Hydrocarbon Resources (A joint proposal by Non governmental organisations from Kazakhstan, Azerbaidjan, Georgia and Ukraine), Revenue Watch Institute, Open Society Georgia Foundation, January 2009.

EITI in Kazakhstan [en russe], Soros Foundation Kazakhstan, Oil Revenues under Public Oversight, Revenue Watch Institute, Almaty 2008.

La gestion des revenues du pétrole. Conception d’un fonds national de la République du Kazakhstan, [en russe], Meruert Makhmutova, Soros Foundation Kazakhstan, Almaty 2008.

Conférences et autres événements

« From curse to development: Natural resources, institutions and public revenues”, conference organisée par Norad, the Norwegian Ministry of Foreign Affairs, the Chr. Michelsen Institute and the World Bank, 8-10 septembre 2009 à Oslo.

Bibliographie

Auty, R., 1993, Sustaining development in mineral economies: The resource curse thesis, Routledge, London, New York

McMahon, G., 1997, The Natural Resource. Curse: myth or reality?, World Bank Economic Development Institute, Washington DC

Mikesell, R., 1997, “Explianing the resources curse, with special reference to mineral exporting countries”, Resources Policy vol.23, No. 4, pp 191-199

Ross, M., 1999, “The political Economy of the Resource Curse”, World Economy, vol. 51, No.2, pp 297-320